Artiste inclassable, l’auteur multiprimé n’a jamais connu la paternité, dit-il, mais tient à confier ses réflexions sur les relations parents-enfants. Fin observateur de l’humanité, il nous donne une dizaine de récits emplis de sagesse sur le thème de la filiation.
Né à Naples en 1950, Erri De Luca ne sera publié qu’en 1989, à l’aube de ses 40 ans. Depuis, on recense plus d’une soixantaine de ses œuvres, traduites en une trentaine de langues. En 2023, l’écrivain rejoint l’illustre collection « Quarto » (Gallimard), comptant une petite centaine d’écrivains, dont les Proust, Camus, Neruda et Pavese, Réjean Ducharme et Kerouac. « C’est une consécration dans la langue française, une deuxième citoyenneté. Je le reçois comme un cadeau », aurait confié De Luca en entrevue.
Le premier récit de Grandeur nature donne son titre au livre. Pour en illustrer le propos, une reproduction du Père (1911) de Chagall, né en Biélorussie en 1887. « À Paris, il repense à son père à Vitebsk, au massacre des Juifs qui coïncide dans cette ville avec sa naissance. » De Luca dialogue avec Khashke, lui parle de l’hommage que lui a fait Marek (Marc) : « Voici ton fils, jeune artiste déjà reconnu qui vit dans le Paris légendaire des peintres. […] Tu ne te reconnaîtrais pas et tu ne dirais rien. Tu lisserais ta barbe et tu ébaucherais un sourire ». Dans cette huile de 80 × 44 cm, le fils a ressuscité son père, « grandeur nature ». Volé par les nazis et restitué aux héritiers en 2022, le tableau a été vendu plus de 7,4 millions de dollars.
Dans sa recherche de filiation paternelle, De Luca se devait d’aborder le sacrifice d’Isaac, ou plutôt le sacrifice qu’aurait fait Abraham s’il avait obéi à son Dieu en tuant son propre fils Isaac. « L’histoire la plus dure entre un père et son fils », écrit le Napolitain, car « Abraham ne perçoit pas la différence entre un ordre et une invitation ». L’écrivain insère l’anecdote bien connue en alternance avec sa fable concernant les Chagall et choisit de l’illustrer avec Le sacrifice d’Isaak (1594-1596) du Caravage. « Isaak est dans la force de l’âge, alors que son père est un vieil homme. Il lui serait facile de se révolter […] Et après ? Où aller après avoir levé la main sur son père ? »
Dans la nouvelle la plus longue, qui s’intitule « Le tort du soldat », l’auteur se demande jusqu’à quel point la culpabilité est transmissible à travers les générations. Une jeune femme doit-elle porter en elle l’insupportable héritage de son père nazi ? « C’est ça ma faute, la défaite, le plus grand tort qu’un homme comme moi puisse faire à sa patrie », avoue celui-ci, qui ajoute : « Tu ne peux pas comprendre, personne ne peut comprendre aujourd’hui ». Un legs empoisonné.
De Luca n’a pas eu une relation facile avec son propre père qui lui a transmis une maison sur le lac de Bracciano, près de Rome, dans laquelle l’écrivain vit depuis de nombreuses années et où son père est mort. Dès la préface, l’auteur explique : « Dans ces pages, je réunis des histoires extrêmes de parents et d’enfants. J’en suis à moitié étranger : n’étant pas père, je suis resté nécessairement fils ».
Des réflexions tout en délicatesse, comme De Luca sait si bien les écrire.