L’Arménie connaît son lot de difficultés depuis son indépendance en 1991. Dans Glissement de terrain– qui aurait pu s’appeler « raz-de-marée » ou « tremblement de terre » -,Vahram Martirosyan explore avec finesse et humour les symboliques aberrations de son pays à la fin du XXe siècle. « Le rez-de-chaussée de notre grand immeuble s’était enfoncé. Plus d’épicerie, ni de magasin […]. Curieusement, personne, à la maison, ne s’en était aperçu. »
Comme les autres ex-républiques soviétiques, l’Arménie doit s’extraire de la chape idéologique de la petite mère Russie et se frayer un douloureux passage vers l’économie de marché. « Nos usines ne fonctionnent plus. Les dettes s’accumulent. Nous n’avons plus d’acheteurs. »
Les écrivains arméniens, moins connus que leurs confrères poètes, n’ont pas la vie facile. La promotion de Glissement a eu lieu à la télévision, « entre une lessive et un shampoing », avoue le traducteur. Depuis, le livre est devenu un best-seller et est traduit en plusieurs langues. Tel Balzac, Martirosyan publie en feuilletons, le second dans le journal Aravot.
Glissement est une longue et loufoque analogie par laquelle l’auteur analyse l’évolution de l’histoire depuis l’éclatement de l’URSS. Il recule même de quelques années pour revenir au moment où « le Pays faisait partie du Grand Pays nordique ». C’est en exagérant l’immobilisme des institutions que l’écrivain explique le difficile passage actuel des ex-républiques soviétiques à la démocratie, citant le « Gardien de la Statue sur la place du Statu Quo ». Il souligne la ténacité des haines ancestrales du pays fictif (l’Arménie, bien sûr) avec la Turquie en parlant du « Pays de nos Ennemis historiques ».
Tous les ingrédients de l’absurdité kafkaïenne sont ainsi réunis, telles une population en plein déni et une autorité déshumanisée. Ajoutons une force policière qui rappelle ce bon vieux KGB et la dépersonnalisation des femmes, ces inutiles mannequins de chair ou de son, dont l’une répond au doux nom de « Poupée K-3-217 ». Martirosyan ne s’arrête pas en si bon chemin, il va jusqu’au bout de la folie burlesque : « Le Glissement avait détraqué toutes les montres du Pays, le chef du parti Patrie historique avait décidé de donner l’heure en tirant des coups de feu ».
Rigolo et triste à en pleurer.