Un peu comme Piaget qui n’avait besoin que de quelques enfants pour construire ses analyses pédagogiques, Jonathan Franzen parvient à recréer sous nos yeux une société et son climat en n’appelant à la barre des témoins que les membres d’une unique famille et leurs proches les plus marquants. Preuve concluante que la rigueur et la profondeur de l’observation valent mieux que la dispersion et tous les fatras épidermiques.
Patty sera l’axe principal de cette prenante reconstitution. Elle sera, à mesure que le temps exerce son érosion sur le cours des existences, adolescente, épouse, mère, sagement restituée par le vieillissement à l’apaisement de ses révoltes et (presque) libérée de son apitoiement sur elle-même. Quand s’ajoute à ces multiples rôles son intervention comme narratrice discrète et presque inavouée, Patty achève de déployer sa présence et surtout sa conception de la liberté. Elle a beau parler d’elle à la troisième personne, c’est encore et toujours sa liberté qui réclame l’attention. Car il n’est ici question que de la liberté et des limites auxquelles elle se heurte. L’enviable liberté de l’athlète qu’est Patty au départ est brutalement niée par un viol que ses parents l’incitent à passer par profits et pertes ; ce qui subsiste de cette liberté fringante sera cruellement atrophié par un accident qui met fin aux espoirs de carrière sportive. La liberté, Patty la retrouve sur son chemin lorsque s’offre à elle le choix entre l’insaisissable Richard et le fiable, placide et terne Walter. Patty, à l’image d’une époque et d’une société, tranchera, mais en revendiquant à la fois la liberté du choix et le droit de nier les conséquences de ses décisions. Oui au mariage rassurant, mais oui aussi au sel de la liaison. Choisir sans choisir tout en choisissant.
Autour de Patty, d’autres libertés parviennent à des carrefours analogues. Walter n’évoluera que contraint. Il n’échappera que par un triste et opportun hasard à une servitude indigne de lui. L’attirant Richard se croira libre parce qu’il est couvert de femmes, mais il privera souvent la musique de ce qu’il pouvait lui apporter. Quant aux enfants de Patty et de Walter, ils exigeront eux aussi une extrême souplesse de l’encadrement. Ils confondront volontiers intransigeance et raison dans le cas de Jessica et, dans le cas de Joey, enrichissement rapide et réussite. Ce que Franzen écrit d’un personnage secondaire pourrait s’appliquer dans une certaine mesure à chacun des acteurs principaux : « La personnalité sensible au rêve de liberté sans limite est une personnalité qui est aussi encline, si jamais le rêve venait à tourner à l’aigre, à la misanthropie et à la rage ». Franzen va cependant plus loin que nécessaire quand il prolonge comme à plaisir les oscillations velléitaires de Patty et rend Walter trop vulnérable aux mensonges néolibéraux : la liberté, même indomptable, s’avilit si elle tourne au caprice.