On aurait aussi pu intituler – ou sous-titrer – ce livre : « Le maître à penser de Jacques Parizeau ».
Dès la première page de cette biographie intellectuelle, tout le personnage est judicieusement campé par l’historien Jean-Philippe Carlos : bénéficiant de « l’aura d’un véritable monument intellectuel », François-Albert Angers (1909-2003) devrait figurer aux côtés des plus grands penseurs québécois du XXe siècle, dont Lionel Groulx, André Laurendeau et Georges-Henri Lévesque. Et « [e]n l’espace de quelques années, il [Angers] devient un acteur incontournable du monde politico-économique ». Néanmoins, il aura été trop vite oublié depuis son retrait de la vie publique, il y a presque un demi-siècle. Et aucun de ses livres n’a été réédité.
Écrivain, professeur d’économie à HEC Montréal et auteur que l’on peut lire régulièrement dans L’Action nationale, François-Albert Angers a un parcours intellectuel qui se caractérise par une qualité rare : la justesse du jugement, que ce soit dans ses plaidoyers pour des plans d’action sur l’organisation du territoire québécois, contre le nivellement par le bas ou encore, dès les années 1930, pour l’essor des coopératives qu’il juge sous-estimées, et même dans ses critiques nuancées envers le rapport Parent (1963-1966), qu’il considère comme une forme d’américanisation troquant trop aisément la réflexion approfondie contre une fascination facile pour la technique et l’enrichissement. Lorsqu’il prône le retour aux valeurs traditionnelles, François-Albert Angers veut se rattacher au fait français et à la grande tradition humaniste venue d’Europe : « Avoir une tête bien faite plutôt que bien remplie, voilà le mot d’ordre pour les traditionalistes ». Est-ce une idée conservatrice ou plutôt une morale héritée de Montaigne ? Angers ne le mentionne pas. S’il utilise volontiers les termes Canadien français et Québécois, sa conception de l’identité nationale était d’abord axée sur le français comme lien commun, plutôt que sur l’appartenance territoriale ; au lieu d’identifier – et, par conséquent, de restreindre – la nation aux frontières du Québec en y incluant les citoyens de toutes les langues, il optait pour l’étiquette de Canadien français, ce qui présupposait primordialement d’être francophone, au Québec et partout au Canada français.
Les ouvrages d’histoire des idées au Québec sont rares, et cette première monographie permet de goûter à l’actualité des écrits de François-Albert Angers, généreusement cités. Celui-ci écrivait, il y a un demi-siècle : « [S]ans l’instigation constante de la communauté anglophone de Montréal, afin de conserver son privilège de pouvoir intégrer les Néo-Québécois au profit de l’anglicisation, il n’y aurait sans doute aucun problème entre les Québécois et les Néo-Québécois ». François-Albert Angers était un homme de la continuité : il consacrera sa retraite à la publication des écrits de son mentor, Esdras Minville (1896-1975), car les deux hommes « étaient au centre de vastes réseaux pluridisciplinaires, ayant une influence déterminante dans les milieux universitaires, nationalistes et économiques ».
Jean-Philippe Carlos a adapté sa thèse de doctorat (soutenue en 2020 à l’Université de Sherbrooke) pour en faire un ouvrage clair, vivant et éclairant sur un sujet trop négligé : le mouvement des idées au Québec. Mais comment expliquer l’oxymore du sous-titre : le « rebelle traditionaliste » ? Dans une société en constant changement, même avant la Révolution tranquille, François-Albert Angers voulait revenir à certaines valeurs fondatrices, par ailleurs rattachées au passé, non pas pour refuser le progrès, mais pour éviter une fuite en avant qui aurait aveuglément jeté le bébé avec l’eau du bain.