Quelle est donc cette condition qui contraint la jeune Lady Charlotte Bell à vivre isolée depuis sa naissance, entourée de son père adoré et de domestiques aimants ? C’est la question qui nous poursuit, à la lecture de la première partie du roman qui en compte sept. Charlotte la pose, mais n’obtient que des faux-fuyants comme réponses.
Elle vit néanmoins heureuse et libre dans l’immense domaine de Faye, pétante de santé, animée par une intelligence vive et une curiosité intellectuelle hors-norme.
L’autrice terre-neuvienne d’Un parfum de cèdre (Flammarion, 2015) continue d’explorer le passé. Cette fois, elle nous invite chez un aristocrate de la fin du XIXe siècle, baron d’un territoire contesté situé à la frontière de l’Écosse et de l’Angleterre, espace désolé envahi par la lande et les marais. Un autre roman qui attache le lecteur à son fauteuil, tant par l’écheveau de secrets et l’accumulation de péripéties que par le poids même de l’ouvrage de près de 800 pages.
La condition de Charlotte, douze ans, est à l’origine de silences coupables, de non-dits qui deviennent malentendus, de chapelets de mensonges, voire de comportements criminels et de trahisons. Mais auparavant, retour en arrière de plusieurs chapitres et lettres de la mère de Charlotte, morte en la mettant au monde, qui éclairent l’histoire antérieure récente du baron Henry Bell, lorsqu’il fut prêt à remplir son devoir d’engendrer un héritier mâle du domaine de Fayne et du titre de baron qui y est associé. Sa sœur aînée Clarissa le presse de se marier afin d’assurer la pérennité du domaine et du titre. Le choix du baron s’arrête sur la jeune Irlando-Américaine Marie Corcoran, remarquée lors de rencontres organisées à Rome à l’intention d’aristocrates et de gens riches. Le Bostonnais Corcoran, dit « baron de la saucisse et du bacon », achetait un titre de lady à sa fille Marie. Néanmoins, il y eut mariage d’amour entre une Marie pétillante et un Henry effacé, quoique tendre, qui deviendront les parents de Charlotte.
Fayne fait penser à cette chimère que lord Henry, passionné d’ornithologie, bricole à partir de fragments de carcasses d’oiseaux divers – plumes extravagantes de toutes les couleurs, tête d’un perroquet vert, bec d’un goéland argenté –, bref, oiseau rare perché dans l’étude du baron et qui, de l’avis de Charlotte, donne l’impression de rire. De même apparaît Fayne, un roman hybride par la recherche qu’il sous-tend, l’érudition, l’accumulation de péripéties, les révélations inattendues et les coups de théâtre qui rappellent certaines comédies de Molière. Un deus ex machina constamment à l’œuvre met en péril la vraisemblance de l’histoire, quoique l’autrice fasse preuve d’une capacité remarquable à délier les nombreux nœuds. À la fois roman d’apprentissage, roman historique et de mœurs, il laisse une large place au suspense assaisonné d’informations scientifiques, d’histoires fantastiques, d’humour et de satire. Aussi, la métaphore de la chimère s’applique-t-elle tant à la forme qu’au contenu du roman dont la thématique prône la diversité, sœur de la liberté.
À plus d’un siècle de distance, les thèmes rejoignent l’actualité avec les questions d’identité sexuelle et de genre, de rapports hommes-femmes et de machisme, de pauvreté et d’inégalité entre les classes sociales. Tabous à l’époque à laquelle se situe le récit, ils constituent le cœur du propos. Ils sont habilement traités, l’autrice ayant tenu compte, avant de faire éclater la vérité, des normes d’une aristocratie dans laquelle la convention tenait lieu de morale. D’où la nécessité parfois de longs détours.