Un recueil comme celui-ci ne peut naître que d’un sentiment dévastateur. Du moins, le poème liminaire en donne-t-il l’impression. Déjà que le titre instaure une atmosphère quelque peu lugubre. Un mort s’adresse à quelqu’un qu’il vouvoie ou à un groupe de personnes.
Que faire des morts ? On pourrait croire que, dans l’esprit de ceux qui demeurent, l’absence des morts est un don. Ils nous font une offrande. Nous pouvons raviver leur présence, entretenir avec eux de nouvelles relations. Ils nous appartiennent. Les mots du titre réapparaîtront dans le recueil avec une variante : « Exhumez-moi / Exhumez-moi de moi / Je vous appartiens ». Le vers central n’est pas innocent.
Le poème d’ouverture révèle l’importance qu’avait la poésie chez celui à qui s’adresse le poète. Première phrase du recueil : « Vous êtes né par la poésie ». Rien ne précise l’identité du personnage ou de la personne que vise le narrateur. On lira bientôt dans les poèmes suivants de brefs extraits, vers ou fragments de vers, signés Robert Yergeau. Robert, le père de l’auteur, est mort. Il serait ce je qui demande à être exhumé.
Alexandre Yergeau n’est le porte-parole de personne. Il parle ici en son nom. Son père ne fut pas le père de tous, mais bel et bien le sien. Nous entrons avec ce recueil dans un univers particulier, tout à fait singulier. Un père poète laisse derrière lui un fils poète. La poésie aura été et continue d’être leur territoire, le lieu où ils se retrouvent. Elle est partout présente dans leur existence. Ce n’est pas uniquement la première phrase du poème initial ou tout ce poème qui en témoignent, mais bien l’ensemble du recueil.
On aurait tort de croire que les poèmes de Yergeau débordent de pieuse, innocente et naïve tendresse, qu’il érige ici un doucereux tombeau à la mémoire de son père. En réalité, son pèlerinage poétique s’accomplit loin des lieux communs spontanément associés à la piété filiale. Rien ici n’est banal. La mort du père est évoquée de manière allusive. De quoi est-il décédé ? Nous ne le saurons pas. En poésie, les choses sont dites de manière poétique, évidemment. L’intensité chez Yergeau fils est affaire de mots. Leur force intrinsèque peut être violente. Quant à la scène réelle à laquelle il fait référence, elle reste dans le non-dit. Ainsi, le « vous » du poème est-il « décédé par la poésie ». Du reste, sa vie entière s’est déroulée sous la bannière du poème. C’était une « [p]oésie que vous avez édifiée dans la dévastation des êtres ». On le voit, le ton est grave. Celui à qui s’adresse le poète n’est pas entré paisiblement dans la mort : « Vous avez noué votre dernier vers autour du cou de votre dernier poème. // Suspendu entre deux cieux, vous avez fermé les yeux et posé votre regard sur le temps qui vous quittait ». Et plus loin : « Votre corps suspendu / Votre corps au sol / Votre corps en terre ». Cela est troublant. Cependant, le poète ne sombre pas dans la noirceur. Il en émergera. Il évoque l’« évanouissement de l’ombre ».
Le texte liminaire annonçait la lumière. La douleur s’est transformée. La poésie aura sans doute facilité cette métamorphose. La lumière à la fin devient monument. « Et ce monument sera l’unique poésie qui nous subsistera. » Parmi de beaux poèmes, deux vers suffisent à l’auteur pour nommer le bonheur auquel son père et lui finalement accèdent : « Et si demain l’infini devait se terminer / Jusqu’à l’infini je t’aurai aimé ».