Une idée prometteuse que celle de la direction bicéphale : inviter des auteurs à écrire sur le corps, signe sensible de notre présence au monde. Le corps tel que perçu par soi et par les autres, avec ses sensations et ses transformations. Douze auteurs se sont joints aux responsables du projet.
Lauréats de prix littéraires pour plusieurs, ils sont professeurs, doctorants, journalistes, directeurs de maison d’édition ou de collection. Leur point de rencontre semble être le Département de littérature, théâtre et cinémade l’Université Laval et sa revue en ligne, Le crachoir de Flaubert, qui se consacre à la réflexion sur la création en milieu universitaire.
Le désir de sortir des sentiers battus propre aux créateurs se manifeste ici par la liberté de forme et de tonalité. La première nouvelle nous situe d’emblée dans la ligne de la maison d’édition Tête première, qui publie des textes coup de poing. Fanie Demeule s’est inspirée pour « Wake » de la chanson traditionnelle irlandaise « Finnegan’s Wake ». En voyage à vélo en Irlande, la narratrice se retrouve par hasard dans l’ambiance macabre et orgiaque de la veillée du corps d’un ivrogne. Elle sera témoin d’un phénomène fantastique. Changement d’ambiance avec « Pauvres baby dolls » de Stéphane Ledien, qui se passe dans une maison close où le narrateur a « commandé » trois femmes selon des critères bien précis. Nous assistons à la montée de sa violence, à une chute qui laisse entrevoir de drôles d’éventualités en raison des progrès de l’intelligence artificielle. Provoquant des haut-le-cœur, et un dégoût d’une autre sorte, « La femme au pipeau »d’Anne Peyrouse se passe dans un hôpital psychiatrique et dans la rue avec des sans-abris, auprès de qui intervient la narratrice. Ses protégés ont des comportements inquiétants ou ils sont repoussants, sales, puants, dégoûtants. Malgré tout, elle les étreint, allant jusqu’à masturber l’un d’eux, par empathie et par compassion. Ailleurs (« Effet Ambre », de Sophie-Anne Landry), le doute puis la peur gagnent la narratrice écolo, qui vient d’emménager dans une maison isolée d’un village reculé, quand elle reçoit une invitation à servir de modèle à un taxidermiste qui se dit artiste de la conservation des corps. Nicholas Giguère, lui, amorce son poème narratif, « Bourrelets », avec une volée de jurons. L’obésité, c’est tout ce qu’autrui perçoit du narrateur qui déverse son amertume et sa colère en revisitant des épisodes de sa vie.
La diversité se manifeste encore avec « Monument » d’Ariane Gélinas et « La bien-aimée et le mal lavé » de Miruna Tarcau. Dans ces deux cas, l’étonnement provient du choix du narrateur. D’abord un vieux pont fermé à la circulation automobile qui attribue sa conscience à l’une de ses habitantes, l’acrobate Éloïse. Puis, dans la nouvelle suivante, JE s’avère être une chatte qui se venge en attaquant avec férocité le compagnon de sa maîtresse. L’aspect exploratoire, pensons-nous, du recueil collectif Épidermes tient également aux poèmes en prose d’Anne-Marie Desmeules intercalés entre chacun des textes et au long poème narratif de Natalie Fontalvo, « toi & les tiennes », poèmes qui nous ont paru hermétiques.
Les autres textes empruntent une voie plus réaliste et reflètent des préoccupations actuelles. « Ecchymose » d’Alex Thibodeau aborde le thème du désir, du contrôle et de la violence entre amoureux, alors qu’Alain Beaulieu traite du couple désassorti, de l’amour non partagé et de la maladie (« Dans le pli de mon ventre »). Mattia Scarpulla (« Respirez doucement »), pour sa part, met en opposition, en usant d’un soupçon d’ironie, deux couples amis. Jung et Marie-Pier sont tournés vers le travail humanitaire et le bien-être intérieur malgré leur lourd handicap respectif, conséquence de l’explosion d’une mine en Afrique, où ils ont vécu. Ils sont reçus chez le narrateur aux valeurs plus terre à terre et sa conjointe Djamila. Ces derniers se déchirent, leur couple est sur le point d’éclater. Le thème du handicap revient dans « Gains », nouvelle touchante de Marie-Ève Muller. La narratrice de 23 ans inscrite dans une école de danse devient subitement sourde. Nous assistons à son travail d’adaptation à un implant cochléaire. Enfin, dans la nouvelle de Jean-Paul Beaumier, « Même heure la semaine prochaine », le narrateur raconte avec un brin d’humour ses visites hebdomadaires chez l’ostéopathe pour des douleurs au dos. Parallèlement, il se rend auprès de son ami cloué à un lit d’hôpital par une maladie létale et qui souffre d’intenses douleurs dont seule la mort peut le délivrer.
Épidermes porte l’empreinte de la diversité avec ses quatorze auteurs dont plusieurs sont venus d’ailleurs. Diversité également par l’accessibilité plus ou moins grande des textes qui le composent, de même que par la liberté des formes et des tonalités. Cet ouvrage collectif témoigne en quelque sorte d’un état de la recherche en création littéraire. L’emploi d’une écriture inclusive par la codirectrice et le codirecteur dans leur avant-propos participe de cette intention d’innover.