Ellipses fait entendre la voix d’un homme dont la vie semble mise entre parenthèses. Le quotidien, avec ses tâches répétitives, resserre sur lui son emprise.
Ce très beau livre est le fruit d’une étroite collaboration. Le poète fait parvenir ses photographies à une artiste française. Elle les retravaille en empruntant la technique de la lithographie. Le résultat est saisissant. Les images rivalisent avec le sombre imaginaire des encres et lavis de Victor Hugo. Louise Gros les renvoie à Phillipe Chagnon. S’inspirant de chacune, le poète produit de brefs morceaux de prose.
Le recueil propose une trajectoire procédant de l’ellipse. Sa réalisation s’échelonne sur une période d’une année, à raison d’un couple poème-image par semaine. Ellipse donc à entendre au sens de parcours de la Terre autour du Soleil. Ellipse aussi en ce sens où le poète ne dit pas tout. Il laisse percevoir les choses sans entrer dans les détails. L’histoire qu’il raconte, sans être linéaire, a toutefois un début et une fin. Entre les deux, le quotidien y reproduit sa kyrielle de répétitions. On pourrait croire que rien ne se passe. Il n’en est rien. Chagnon nous fait pénétrer dans l’antre de sa vie intérieure. C’est une vie où il est fait du sur-place dans une manière de prison.
Il y a ici de la souffrance. Premier poème. Une fenêtre. Le poète terminera son recueil avec cette même fenêtre. Il écrit : « J’ai contracté le quotidien au thorax ». Le terme contracté est relatif à la maladie. Je dirais celle d’un post-partum au masculin. Un nouveau-né « s’endort enroulé dans notre absence ». La dépression est ici dépossession de soi. Le corps du parent cesse de lui appartenir. Ses gestes sont au service du nouveau-né, de ce que le poète appellera sa descendance : « Même si je n’en ai pas envie, je dois conduire ma descendance à la garderie. Parfois, je verse une larme ou deux ». Le poète réalise qu’il a « oublié comment chanter ». Il vit entre quatre murs, voit à se procurer le pain quotidien, lave de la vaisselle. Il devient peu à peu ce que nous appelions au siècle dernier un homme rose. Son lieu : « le flou désertique entre la cuisine et la chambre ».
Ne nous méprenons pas. Ellipses ne propose pas une litanie de platitudes, une suite de jérémiades. L’auteur ne gémit pas. Il décrit le monde de ses pensées et de ses sentiments. La bride du lyrisme est ici fermement tenue. L’ironie se substitue au chant. La conscience critique est ici manifeste. Elle ne donne cependant pas dans quelque forme d’intellectualisme que ce soit. Voyez ce poème.
« Manger. Devenir grand et fort, puis avoir mal au dos. Éviter de s’emporter. Courir, marcher, dire parfois oui, souvent non. Sourire, cueillir des fruits, gravir l’escalier menant au sommet de moi-même. S’arrêter et songer à l’absurdité de la dernière phrase. Et de la précédente. Ainsi de suite. Plonger au centre du regard implorant qu’on se mette à cuisiner. Se ramener sans cesse à l’essentiel : la faim sans répit. »
En quoi la dernière phrase peut-elle sembler absurde au poète ? N’énonce-t-elle pas un projet louable ? Un dessein en quelque sorte métaphysique ? La volonté d’un accomplissement de soi ? Ce qui est absurde dans cette quête, il semble que le poète le reporte sur une forme d’essentiel plus triviale. Il serait vain, croit-il sans doute, d’aspirer à l’essence alors que l’existence est affaire de cuisine, de subsistance. Dans de telles conditions, tout projet d’avènement à soi est voué à l’échec.
Lors d’un déménagement, il y a des disputes entre lui et son amoureuse. Puis « [u]ne main tendue. Je t’appelle : pas de réponse. J’ouvre du rouge ». Il entretient son terrain, le parterre de sa maison, arrache de la mauvaise herbe : « [À] chacun sa prison irréprochable ».
J’insiste, ce recueil ne décrit pas la banalité de la vie quotidienne, il la crie. Malgré sa colère, le poète rit, bien qu’il en vienne à broyer du noir. Il songe à s’allonger sur les rails. Il se ravise, mais n’en pense pas moins. Il réfléchit. « Une remise en question se cache souvent derrière un plan d’évasion. Voici le mien : prendre leçon sur le travail de la fenêtre ; laisser passer. »
Philippe Chagnon a le don de la formule. On trouve çà et là quantité de perles. La plupart sont percutantes, lapidaires, expressives à souhait. « Je veux enclore la paix sans déshonorer les fleurs. » « J’essaie de capturer le feu sans toucher les flammes. » « La solidité d’un nœud dépend de l’entêtement des extrémités. »
Ce nœud, ce lien affectif unissant un homme et une femme, nous le retrouvons dans le « nous » réuni du dernier poème. Le poète qui avait « oublié à quoi ressemble un oiseau », qui ne savait plus chanter, semble en paix avec lui-même et les siens. « C’est un nid, une famille, une chaleur nouvelle. »