Malgré la souveraine diversité de ses activités, Unberto Eco a toujours entretenu une relation privilégiée avec le Moyen Âge. Ce généreux bouquin le prouve, lui qui contient aussi bien le mémoire présenté en 1954 par Eco « en tant que thèse de fin d’études en esthétique, soutenue à la Faculté de philosophie de l’Université de Turin » qu’une entrevue aussi fictive que piquante avec… saint Thomas d’Aquin.
Volontiers humoriste, l’auteur ne relâche jamais ses critères de rigueur et de vérifications verrouillées. Il en résulte une complexité presque barbelée dans plusieurs textes regroupés ici. Même la langue complique la lecture. Dès l’introduction, Eco sert d’ailleurs ce qui ressemble à un avertissement : « Les exposés théoriques, qu’ils soient de tour philosophique ou théologique, le Moyen Âge les a faits en latin, et le Moyen Âge scolastique est d’expression latine ». Donc, règne du latin. L’auteur promet une pédagogie conciliante : « […] toutes les citations en latin – et elles sont fréquentes – font aussitôt l’objet d’une paraphrase lorsqu’elles sont brèves et, quand elles sont longues, s’accompagnent de leur traduction en français ». La promesse n’est pas toujours tenue. Certes, les citations latines contenues dans la thèse sur « le problème esthétique chez Thomas d’Aquin » sont traduites, mais la règle subit des éclipses dans plusieurs des autres contributions. Pourtant, le latin de cuisine de Thomas d’Aquin est plus abordable que le latin, plus poétique ou plus élégant, de la plupart des autres auteurs. Dommage pour ceux que pouvaient attirer des thèmes aguichants (« Utilisation et interprétation des textes médiévaux », « Lulle Pic et le lullisme », « Dante entre modistes et cabalistes »…) et qui risquent d’en perdre le sel.
Malgré ce problème, Eco semble réussir un exploit d’une rare fécondité : celui de soustraire enfin le Moyen Âge aux raccourcis persistants et aux fréquents anachronismes. Une condition : « […] celle d’entrer avec beaucoup d’amour dans la mentalité et dans la sensibilité de cette époque-là ». Avis à ceux qui exigent du Moyen Âge ce qu’il n’a jamais recherché ni produit.
Cette ouverture d’esprit, l’écrivain la réclame surtout à propos du beau, mais tous les domaines bénéficient de la clarification. Eco démontre efficacement que nombre d’enjeux auxquels nos temps modernes attachent une énorme importance n’en avaient guère au Moyen Âge ou du moins se présentaient d’une tout autre manière. C’est le cas, par exemple, explique Eco, quand on reproche au Moyen Âge de ne pas s’être prononcé clairement sur la relation entre l’Art et la morale. D’observer l’auteur, le Moyen Âge n’a ni affirmé ni nié la liberté de l’Art par rapport à la morale, parce que la question ne lui venait pas à l’esprit ! Citant Curtius, Eco écrit : « L’homme moderne surestime démesurément l’art, parce qu’il a perdu le sens de la beauté intelligible, que possédaient le néo-platonisme et le Moyen Âge ».
Autre distorsion que l’auteur pourfend à bras raccourcis, le Moyen Âge serait, selon certains, incapable d’invention. Malentendu, explique-t-on. La culture médiévale a beau être engoncée dans le latin comme langue autorisée, dans la Bible comme livre fondamental et dans la patristique comme seul et unique témoignage de la culture classique, elle n’en possède pas moins un sens de l’innovation. « Mais voilà, conclut un Eco sarcastique, elle [cette culture] s’évertue à le dissimuler sous les oripeaux de la redite (à la différence de la culture moderne qui fait mine de renouveler quand elle ne fait que répéter). » L’une crée et le cache, l’autre suit l’ornière et prétend découvrir…
On ne peut qu’être sidéré par l’ampleur du registre d’Eco. Sur le terrain de la sémiotique, l’écrivain est un maître incapable de concession. Il tient à la plus fine nuance et ne pardonne pas qu’on confonde « fausse identification forte » et « fausse identification faible ». L’expression « savoir que » constitue à ses yeux une approximation paresseuse ; il ne s’estimera renseigné qu’au terme d’incessantes « procédures d’authentification ». Les spécialistes apprécieront ce souci poussé à la limite, tandis que le lecteur moyen optera parfois pour la diagonale. Tous seront d’accord, cependant, pour admirer chez l’auteur son extrême liberté de jugement. Il vilipende Jacques Maritain qui lui semble en prendre à son aise avec les sources, mais il pénètre en initié et même en admirateur l’univers de Joyce.
Regroupement de textes dont les exigences ne doivent pas occulter la magnifique créativité.
ESPACE PUBLICITAIRE
DERNIERS NUMÉROS
DERNIERS COMMENTAIRES DE LECTURE
Loading...