En 1356 survient à Lirey, en Champagne, un événement qui fera grand bruit : des moines affirment avoir en leur possession le linceul dans lequel le Christ a été mis au tombeau après sa crucifixion.
Dès cette époque, le monde se divise en deux camps : ceux qui crient à la supercherie, ceux qui croient dur comme fer à l’authenticité du linge. Les deux camps existent encore aujourd’hui bien que, nous explique l’auteur ici, la science et la logique aient mis en lumière la tromperie depuis longtemps.
Gérard Mordillat a passé sa vie à étudier la dimension historique de « l’affaire Jésus », ayant notamment réalisé Corpus Christi, une série documentaire diffusée sur la chaîne franco-allemande ARTE à la fin des années 1990. Pour nous parler du « saint suaire », il choisit la forme du roman. Celui-ci se déroule sur trois époques : d’abord au fameux Moyen Âge, où le suaire fait sa première apparition officielle (l’auteur nous décrit tout de même comment il a été d’abord dérobé dans un monastère en Terre sainte), puis en 1898, où la relique est photographiée pour la première fois en Italie, et enfin en 2021, aux États-Unis, où les méchants fascistes de Trump chercheront à instrumentaliser le fanatisme crédule de l’extrême droite en se servant du suaire à des fins électorales.
Aux trois époques, on retrouve les avatars des principaux personnages, au premier chef Lucie, celle qui peint au Moyen Âge (dans la version romanesque) ce que l’on tentera de faire passer pour les traces du corps de Jésus sur le linge. Elle deviendra en Italie Lucia, fille d’un royaliste qui tombe follement amoureuse d’un révolutionnaire pendant que le photographe Secondo Pia (personnage historique pour le coup) découvre avec stupéfaction une silhouette humaine sur la photo qu’il prend du suaire (silhouette devenue invisible à l’œil nu entre temps). Et aux États-Unis, elle deviendra bien sûr Lucy, qui décide de tourner un film provocateur sur le sujet en faisant des reconstitutions historiques des deux époques précédentes, plus une version gore de la crucifixion elle-même (« Imagine sur un grand écran : le crucifié nu se tortille sur la croix […], l’asphyxie le gagne, son visage bleuit, l’homme se pisse, se chie dessus… »).
Au fil de ces trois époques, l’histoire du suaire devient une histoire de la force de l’image avec l’évolution de la technique : image frauduleusement peinte sur un bout de tissu du Moyen Âge, image photographique montrant une illusion à l’époque des frères Lumière, puis cinématographie visant à montrer la vérité toute crue, au grand dam des bien-pensants.
Autour du personnage de Lucie/Lucia/Lucy évolueront d’autres avatars, tels que Henri qui deviendra Enrico, puis Henry, etc.
Au-delà de l’entreprise pédagogique visant à « ouvrir les yeux » du grand public sur la vérité du suaire, c’est une véritable croisade contre l’Église que livre Mordillat dans son roman. Non seulement les différentes preuves invalidant l’authenticité du suaire sont soigneusement égrenées au fil du récit, mais la religion en soi en prend pour son rhume. Des autorités ecclésiastiques du Moyen Âge à la droite américaine contemporaine, en passant par la société clérico-aristocratique de l’Italie du XIXe siècle, rien n’est épargné pour mettre en exergue l’hypocrisie, la cupidité et la méchanceté des gens d’Église ou encore la naïveté sans nom des croyants en général.
L’auteur connaît son sujet, on ne peut le nier. Et il en connaît même beaucoup d’autres. En tant que lecteur, toutefois, on est souvent agacé par un étalage de culture qui semble plus servir à démontrer gratuitement cette érudition qu’à alimenter le récit : « Suivant la mode lancée par la reine Victoria lors de son mariage, Fiammetta porterait une robe de satin blanc » ; « Elle n’était pas d’accord avec Bourdieu pour qui le fait divers servait à faire diversion » ; « – Tu veux être de tous les plans comme Barbra Streisand dans Yentl ? – Arrête. Je ne suis ni comme elle ni comme Nanni Moretti, ni comme Elisabeth Moss qui ne supportent que d’être filmés en gros plan et laissent leurs partenaires dans le flou ».
La quatrième de couverture nous annonce que Gérard Mordillat « tente de répondre à la question de Pilate dans l’Évangile de Jean : ‘Qu’est-ce que la vérité ?’ ». En fait, il ne s’agit nullement ici de mener une réflexion profonde sur les différentes facettes que peut prendre la vérité, mais simplement de mener une charge à fond de train contre la crédulité et l’establishment. Quant à la vérité du suaire de Turin, l’auteur ne tourne pas autour du pot : c’est un faux, et ce n’est qu’avec mauvaise foi qu’on peut prétendre le contraire.