En explorant les liens entre l’œuvre du poète politicien Aimé Césaire et celles de plusieurs écrivains québécois majeurs, l’ouvrage aborde sans détour les tensions et confusions autour des vocables « nègre » et « négritude ».
Professeure à l’Université du Vermont aux États-Unis, Ching Selao annonce d’entrée de jeu être bien consciente de s’avancer en terrain miné : « Car s’il y a un mot de la langue française qui est lourd de sens, que l’on n’emploie pas sans risque, c’est bien le mot ‘Nègre’ », dit-elle. Tout en précisant n’être ni blanche ni noire, l’autrice dit comprendre que l’usage du vocable puisse provoquer des sentiments douloureux. Elle montre toutefois dans son introduction que le terme euphémisé par la formule « mot en ‘n’ » suscite un large éventail d’attitudes chez les noirs eux-mêmes. Elle cite par exemple Randall Kennedy, professeur de droit à l’Université Harvard, pour qui la substitution du mot « nigger » par « N-word » « atténue la laideur et la violence de l’histoire du racisme aux États-Unis et efface une partie du travail des figures comme Martin Luther King et James Baldwin ». Après avoir posé ces réflexions préliminaires, Selao consacre un chapitre à diverses conceptions de la négritude, notamment celles d’Aimé Césaire et de Léopold Sédar Senghor. On y apprend qu’un petit mouvement de « négritude blanche » a vécu au Québec dans les années 1960 (Pierre Vallières n’est pas l’inventeur de la notion de « nègre blanc »), alors que le mouvement de négritude porté par des écrivains noirs francophones avait été l’objet de nombreuses critiques. Entre autres, sous la plume de Jean-Paul Sartre, la négritude est à la fois célébrée et honnie en tant que « racisme antiraciste », c’est-à-dire une réaction défensive appelée à être dépassée une fois le racisme éradiqué.
Dans les trois chapitres suivants, la spécialiste des langues romanes s’attache plus spécifiquement à ausculter les rapports entretenus avec Césaire et son œuvre par les écrivains québécois Gaston Miron, Paul Chamberland et Dany Laferrière. En ce qui concerne Miron, outre ses écrits où affleure l’influence du poète martiniquais, l’auteur de L’homme rapaillé aurait amplement exprimé son admiration pour Césaire. Il est en effet compréhensible que la révolte exprimée par Césaire face aux injustices et, peut-être davantage encore, sa dénonciation du colonialisme comme frein à l’expression créative d’un peuple aient inspiré Miron. C’est toutefois chez Paul Chamberland que Ching Selao trouve l’influence la plus marquée de l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal, au point de suggérer que Chamberland puisse être qualifié de « Césaire québécois ». L’autrice débusque à cet égard, dans de nombreux écrits du Chamberland de l’époque de Parti pris, des références manifestes aux écrits de Césaire, mais aussi à d’autres auteurs anticolonialistes, tels Frantz Fanon, Albert Memmi et Jacques Berque. D’ailleurs, dès 1964, avant la publication de Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières en 1968, Chamberland fait paraître dans la revue Parti pris des extraits du poème L’afficheur hurle où il se qualifie de « nègre nègre-blanc québécois ». Enfin, chez Dany Laferrière, la reconnaissance et l’influence de Césaire seraient visibles sur le tard dans l’œuvre, à partir de L’énigme du retour. Cherchant en vain la cohérence d’une pensée sur la négritude, Ching Selao trouve plutôt dans les écrits et les déclarations de Laferrière une série de contradictions et de formules provocatrices. La professeure montre bien que, d’une part, Laferrière s’applique à « dénigrer les textes des auteurs de la négritude », alors que, d’autre part, il exploite à son profit le fait d’être noir, depuis Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer jusqu’à son accession à un fauteuil de l’Académie française.
En conclusion, Selao relève que la négritude avait acquis un sens positif et une certaine grandeur avec Aimé Césaire, ce qui aurait souvent été incompris ou ignoré par ses émules. Elle insiste toutefois sur le fait que le poète martiniquais était connu et lu au Québec, bien avant que son nom ressurgisse dans les controverses récentes sur l’opportunité ou non de prononcer certains mots, notamment en contexte universitaire. À cet égard, D’une négritude l’autre permet un recul nécessaire et pourrait servir d’antidote à des réactions par trop épidermiques.