Entre trahison, cauchemar et résistance, avec brutalité et douceur, l’auteur, doublement nommé aux Prix de la création Radio-Canada en 2021, offre une poésie déliée, toute-puissante, contre l’indicible.
« Qui possède le langage / possédera le pouvoir », écrit l’autrice Chloé Delaume. Ce sont ces mots-là qui ouvrent le premier livre de poèmes de Loup Gauthier, paru à l’Écume en septembre dernier. Cette citation annonce avec une justesse désarmante ce qui suivra au fil des pages : l’importante prise de parole, puis la reprise de pouvoir d’une personne abusée sur le cours de sa vie.
D’une facture graphique soignée, le livre, finement réalisé, rappelle une porte, que l’on peut voir ouverte, comme des mots lâchés à tout vent, ou alors verrouillée à double tour, pour se protéger « du cauchemar mouvant / dans la chambre d’à côté ». L’enfance est bafouée, l’être n’est plus que frayeur, iel s’enfonce dans les cauchemars. La réalité le (la) rattrape au cœur de son sommeil trouble, jusqu’à le (la) placer à distance d’iel-même : « combien de fois / me suis-je éteint.e », demande-t-iel, conscient(e) de ce qui lui arrive, de ce qu’iel perd au fil des agressions : « j’ai dû abandonner / mes douceurs / au ressac de tes mains ».
Devant l’effacement de soi, ne reste plus qu’à mettre à l’abri ce qui subsiste. Mais le monde autour semble précaire ; les jeux, les douceurs, l’innocence s’arrêtent net. Les idées suicidaires tournent en boucle dans l’esprit de l’enfant qui raconte, qui réalise qu’à « dix ans / on ne se demande pas / comment couler des nœuds / à son cou ». L’opposition est forte entre la réalité que le (la) narrateur(-trice) vit et l’enfance dite normale ; le temps s’étire, le désir de mort s’accentue, tout comme le manque de sommeil. Cela crée à la lecture une sensation de suspension, d’étouffement, comme si l’air se raréfiait. En un battement de cils, on se retrouve du côté le plus sombre des choses, on assiste à un cruel constat : « tes mains / toutes tes bouches ouvertes / tu m’auras montré jusqu’où s’étendent / l’angoisse / et la laideur du monde / peut-être devrais-je te remercier ».
La voix poétique de Loup Gauthier résonne juste. Elle vacille entre chuchotement, confidence et cri de rage. Sa force vitale se trouve dans sa fureur, dans sa sensibilité, dans la manière qu’il a de refuser le silence et la honte. Plusieurs passages se révèlent particulièrement douloureux pour la lectrice que je suis, tant ce qui se déroule sous mes yeux est insupportable, révoltant. Pourtant, rien n’est racoleur. La poésie se fait ici nécessaire. Une planche de salut, une façon de relever la tête, de brandir le poing. Jusqu’où ira l’abus, à quel point s’engourdir, se détruire ? Est-ce que le pardon, est-ce que la guérison sont possibles ? Autant de questions auxquelles les poèmes ne cherchent pas tant à répondre qu’à mettre en lumière. Jusqu’à la libération, jusqu’à ce que meurent les monstres et que le souffle, et que la vie, reprennent.