Déprime ! Tel est le sentiment qui m’habite consécutivement à la « lecture » du colossal ouvrage de Lionel Meney, Dictionnaire québécois français, Mieux se comprendre entre francophones. Depuis long de temps,et à l’instar bien sûr de très nombreux concitoyens de la Québécie, la langue d’ici m’interpelle et me préoccupe. Or ce « dico-gifle » nous informe sans détour, comme jamais auparavant, je crois, que nous ne parlons pas vraiment français – le soussigné inclus (…included). Je veux dire : y compris ce présomptueux moi-même…
Nombreux jusqu’à l’obsession, pourtant, nos travaux sur ledit « bon langage », ainsi que tous les avatars du genre. De Dulong à Dagenais, Beauchemin et Bélisle, de Desruisseaux en Villers puis à Poirier, nous transportons tous le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui sous un bras, celui du français plus sous l’autre et le magistral Visuel thématique enfin (en version tétralingue si désiré !), entre menton et grand pectoral celui-là. Sans compter mère, bien sûr, ô combien maternelle. Et puis surtout… nos tantes Alice. Il y a aussi la grande armoire, jamais ô grand jamais ! sous clé, où veille tout ce qui est d’espèce comparable but made in Parissss. Louvain ou Gembloux à la rigueur, il est vrai. De plus en plus rarement toutefois. Car Brussels et Geneva en prennent désormais ombrage.
Détrompez-vous. Lionel Meney, car il semble bien avoir été seul maître à bord (on a grand’peine à croire d’ailleurs, considérant pareille tâche, qu’il n’y ait ici nul collaborateur de premier plan et entièrement partie prenante à l’entreprise, nonobstant les mentions en page VIII, à devoir être gratifié de quelque reconnaissance), ne fait visiblement pas équipe avec la colonie des redresseurs de torts de la langue. Il se contente de prêcher par l’exemple. Hormis qu’il s’agisse de contre-exemples…? Là réside la sagesse de ce travail que l’on pourrait, par le poids et le volume, aisément confondre avec le (fort peu Petit) Larousse illustré. Sagesse qui paradoxalement confine peut-être à l’ambiguïté, voire à la témérité. Ce qui pour une part explique mon sentiment. J’y reviens.
Dès les premières lignes de la présentation (qu’il faut lire attentivement tel le mode d’emploi d’un « appareil sophistiqué » sinon dangereux, mais aussi et surtout afin de prendre rapidement la mesure, à vol d’aigle, de l’ampleur de la déficience généralisée de ce que nous pensons ici constituer la langue française), le linguiste précise ses intentions : « Une étude différentielle dans la mesure où seules en effet nous ont intéressé les différences entre le québécois et le français. » Eh bien la voilà la différence ! Un second Robert qui – hélas, et c’est ce qui fera son succès – ne fait nullement double emploi avec l’appellation contrôlée. Bôbie & Robert, quoi… Le mot de Bernard Shaw à propos des Anglais et des Étatsuniens serait-il d’égale pertinence à notre égard, nous Franciens des Atlantique : « Deux peuples séparés par une même langue » ?
Mais c’est qu’il y en a pour s’en réjouir… Bien sûr, pour ma part j’aime bien les gadelles québécoises, et il ne me viendrait jamais à l’esprit de les troquer pour leurs groseilles. Quand bien même on me gorgerait à grand’tasses de cassis ! Et ne vous avisez-pas de me dépouiller de ma débarbouillette : vous vous retrouveriez en moins de deux dans de beaux draps. De bain. Dret là ! En y regardant de plus près, toutefois, il faut bien constater que notre langue se démarque non tant essentiellement par son originalité, réelle et vive il est vrai, que par son caractère dégénératif. Et ce en dépit de nos efforts héroïques, héraclésiens, depuis le dramatique Traité de Paris (1763). Aussi torpinouche ! est-il probable que Marcel Dugas maintiendrait aujourd’hui son propos d’il y a presque cent ans : « L’idiome canadien, ce n’est pas une langue, c’est une corruption. » En revanche, il faut bien le dire, ce ne sont certainement pas les hexagodictionnaires de notre temps ) ouvrant sans résistance leurs chairs en lambeaux aux Harrap’s et autres Oxford’s de ce monde, tels des félons troquant pour une poignée de sponsors le cœur encore tout chaud et palpitant de Marianne ) qui apporteront quelque secours à notre âme en perdition. Et ce n’est certes pas en discutant (bientôt en anglais ?) aux « Sommets de la francophonie » qu’on désenglishera le québécois déjà atteint, bien au-delà du lexique, jusqu’au tréfonds de sa syntaxe, de sa morphologie et de sa phonétique. Élocution empâtée et paresseuse en prime.
Cela dit, je m’emballe. Nul transport de cette nature dans le Dictionnaire québécois français. Si Meney en mène large, c’est d’abord au plan de la collecte des données, si je puis m’autoriser cette formule un rien technicienne. La morale des mots ne l’intéresse guère. Ce n’est pas un pasteur qui aperçoit ou imagine un horizon salvateur. C’est un clinicien qui piste les empreintes et les odeurs. Et en l’occasion ce n’est pas un mal. Il est allé ainsi puiser dans une impressionnante batterie de sources (you’re right : il s’agit bien du calque de « battery of ») qui commande le respect. Journaux (Le Devoir…), téléromans (Bouscotte, Virginie…), chansons (Lelièvre, Ferland et Plume ont visiblement la cote sous cette rubrique, Félix aussi), périodiques (L’Agora…), œuvres littéraires, notamment celles de nos meilleurs joualisants (Lévy-Beaulieu, Ducharme, Tremblay, Coderre alias Narrache), du détour inattendu de fouineries jusques dans d’obscurs imprimés (le bien nommé Les Deux rives, par exemple, du pays de mon enfance en Sorel-Tracy), en n’oubliant pas ) si ! si ! ) le Bottin des pages jaunes ni Les meilleures histoires de Claude Blanchard (qui décidément, dans le style « Rions un peu » du Reader’s digest, ne m’apparaissent pas toujours de très bon goût en cet ouvrage). Même l’inforoute se voit appelée à la barre des témoins par le truchement du beau site montréalais de Claude Routhier : Chronologie de l’Histoire du Québec (http://pages.infinit.net/histoire/). Étourdissant. Dialectismes (s’éjarrer, garrocher, achaler), archaïsmes (s’abrier, codinde, licher), anglicismes de tout acabit (as is ou en calque ) de terme, de forme, de structure… alouette !), mille déformations (ayir : haïr) et autres jurons de la patrimonie (du Saint-chrême ! de Godin au Batèche ! de Miron) ; a priori, tout semble y être. Il suffira de peaufiner un tantinet lors de la seconde édition. Car il y aura. C’est vu.
Incidemment, et vitement signalé, on en profitera pour s’interroger à savoir si « politiquement correct » ne serait pas itou un anglicisme (XXVIII) et si, pour sa part, « ourlet » ne mériterait pas de figurer sous l’entrée « Cuff ». On corrigera également l’information concernant le fameux Ostidcho, créé très précisément en 1968, ainsi que le libellé d’un titre de Réjean Ducharme : […] des avalés (p.1878). Histoire de les enfiler sans traumatisme majeur, on s’empressera par ailleurs de libérer les « Culottes » de leur indésirable consonne en coin supérieur de page 609. Il semblerait d’autre part qu’on ait égaré les « composés » prévus en XXIV. Enfin, on saura gré au grand architecte ) demain promu Littré du québécois ? ) de consigner scrupuleusement le millésime des éditions princeps dans le répertoire des œuvres retenues en bibliographie ; sinon nos propres enfants finiront bientôt par nous convaincre que Le cabochon et Pleure pas, Germaine ont bel et bien été publiés en 1989… C’est bien ce que je disais : des guidis. Dans un autre ordre d’idées, le lecteur pourra buter sur la signification sans doute « songée » ) il y a du Guérin là-d’dessour ) à accorder à la présentation en plat recto : Dictionnaire québécois sur fond bleu-blanc-rouge… J’émets en conséquence une hypothèse non forcément confectionnée dans la même étoffe que le bonnet phrygien : les Bleus affrontent les Rouges dans un match à finir dans (et pour ?) une contrée pour l’instant non clairement identifiée…
Pour terminer, une question de fond. Du fond des viscères de mon esprit. Déprime, avouais-je d’entrée de jeu, ambiguïté ensuite, pour enchaîner sur-le-champ avec la témérité sinon la dangerosité. On aura compris que je ne tirais pas sur le messager. Ou l’ambulance. Mais voilà. Aurons-nous, nous tous désormais dépositaires de cette jolie boîte de Pandore tricolore, la sagesse de l’ouvrir intelligemment ? Qu’y verrons-nous ? Une bouée ou un naufrageur ? Un instrument d’abonnissement de notre langue ou la légitimation de son relâchement (c’est vrai puisque… « c’est marqué su’l’journal », chantait Pauline Julien) ? Le nez dans l’immense angle mort de notre étobus, opterons-nous pour la « redignitarisation » de notre être (conscience ) connaissance ) maîtrise : « Maître du langage, c’est-à-dire de soi-même », écrivait Paul Valéry) ou ) So What ? ) pour l’absolution de l’impotence et de la résignation ?