L’exil a toujours été source d’inspiration pour les écrivains. Anne Hébert, Mavis Gallant, Gabrielle Roy en ont fait le socle de leur œuvre, pour ne nommer qu’elles. Volontaire ou imposé, l’éloignement permet de poser un regard autre sur ce qu’on laisse derrière soi.
Quel rôle joue-t-il alors dans notre imaginaire ? Nous libère-t-il ou nous enchaîne-t-il à des souvenirs que l’on veut préserver tout en sachant que la distance et le temps qui passe transforment tout ? Demeurent les mots qu’à notre tour nous interrogeons pour mieux comprendre ce qu’il en est.
D’origine bretonne, Morgan Le Thiec a publié à ce jour deux recueils de nouvelles et un roman. Installée à Montréal depuis près de quinze ans, où elle est chargée de cours à l’UQAM, elle interroge cette fois les multiples facettes des raisons qui l’ont poussée à adopter un nouveau pays, à sonder à la fois les pertes et les gains liés à l’exil, à tracer, pourrait-on dire, la nouvelle carte de vie qui se déploie dans les lieux qu’elle a choisis pour fonder une famille, travailler, en un mot,s’inscrire dans une nouvelle vie. Si des raisons professionnelles ont pu être le déclencheur d’un tel processus, ce qu’il entraîne et remue à sa suite est plus complexe que ce que peut laisser entrevoir un départ, aussi volontaire et désiré soit-il. Davantage que le simple récit d’un éloignement enrichi de souvenirs de lieux et de personnes qui ont marqué le premier cercle de vie, l’ouvrage se révèle un exercice de réappropriation : « Dans ce Dictionnaire mélancolique de mon exil, je ne raconte pas mon exil. Je partage une certaine construction discursive de mon expérience. Je reconstruis mon histoire ».
Il n’est pas anodin que cet exercice de reconstruction prenne appui sur la disparition du premier socle d’une existence : la maison familiale. Apprendre par courriel qu’elle a été rasée contribue sans doute à rappeler le caractère éphémère de toute chose en ce monde. Et n’est-ce pas le rôle des dictionnaires d’enregistrer et de préserver ce qu’on veut soustraire à l’oubli, forme qu’emprunte ici Morgan Le Thiec, qui rejoint tout à la fois ses préoccupations professionnelles et artistiques ? Chacune des entrées met en question le sens de mots avec lesquels l’auteure jongle comme pour mieux esquisser son parcours et le comprendre (ailleurs, étymologie, vitraux, arbres, langue, fidélité, repères, héritage), évoque des auteurs et autrices qui ont marqué son propre parcours (dont Émile Ollivier, Gwenaëlle Aubry,Kim Lefèvre, Agota Kristof, Annie Ernaux, Élise Turcotte, Aline Apostolska, AblaFarhoud, Victor Teboul, Marie Cardinal, Nancy Huston), des lieux imprégnés de souvenirs marquants, de filiation ancestrale, sans oublier l’importance qu’elle accorde aux mots et qui constituent ici le véritable ciment de l’entreprise de reconstruction. « J’ai choisi le dictionnaire, écrit Morgan Le Thiec, car ce sont bien les mots que je souhaite fouiller et dont je désire m’approprier. » Preuve, s’il en est, qu’il s’agit bien d’un exercice littéraire en quête de la forme qui épousera au mieux le projet d’excavation des mots dans l’exil.
Qu’il ait ou non vécu une expérience semblable à celle qui est rapportée ici, le lecteur trouvera dans ce dictionnaire mélancolique, qui comporte une soixante d’entrées, matière à réflexion, voire à rêverie concernant son propre parcours. Que les aléas de la vie nous aient ou non invités ou forcés à l’exil, personne n’échappe au besoin, un jour ou l’autre, de sonder, d’éclairer son propre parcours. Qu’importe alors la teinte des dictionnaires qui sont à notre portée, nostalgique ou mélancolique, l’important est qu’ils nous soient d’un secours certain, comme cela l’a manifestement été pour Morgan Le Thiec. Et comme pour tout dictionnaire, on s’y replongera avec plaisir.