La première entrée du dictionnaire, que la lexicographe de l’intime nomme le caravansérail de la mémoire, est Adam. Tiens donc ! La surprise passée, très vite on prend goût à cette invitation au voyage dans la psyché de l’autre, et on se laisse porter, quelquefois emporter, par la magie de son processus de libre association.
Il se peut que la journaliste et essayiste française ait été inspirée par la collection des dictionnaires amoureux publiée chez Plon. Il est cependant certain que son dictionnaire s’inscrit dans la lignée déjà longue de ses biographies, celle de Mitterrand, de Weil ou d’Arendt qu’elle courtise avec bonheur depuis plus de trente ans. En suivant son chemin intime, vous vous prenez au jeu de la rencontre de destins, connus ou inconnus, que l’histoire a parfois négligés. La vie privée s’insère par touches discrètes dans les faits politiques, scientifiques ou littéraires des femmes de Laure Adler. Elle-même greffe à son vagabondage des événements de sa propre trajectoire, et croise celles de la figure historique du Mouvement des femmes Antoinette Fouque, de la cinéaste Chantal Akerman, de l’inoubliable Barbara. De Duras,l’inimitable,l’insupportable. La résistante de la première heure Lucie Aubrac côtoie la bédéiste Claire Bretécher et son inimitable teigneuse Agrippine. Des érudites, des pionnières et des salonnières, des héroïnes d’une stature qui nous élèvent toutes, les Lou Andreas-Salomé, Françoise Héritier, Alexandra David-Néel, Natalie Clifford Barney, Charlotte Delbo. Plusieurs personnages de romans se trouvent aussi dans ce menu éclectique.
Les pérégrinations à travers les siècles, dans une France d’hier et d’aujourd’hui, se greffent à quelques sorties à l’étranger, aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne ou en Islande. Sur le Québec : peu ou prou de lumière. On cherchera en vain Marie-Claire Blais, Anne Hébert ou Diane Dufresne. Sous la rubrique Joan Mitchell, l’occasion aurait été belle de rappeler à la mémoire Jean-Paul Riopelle, qui a partagé sa vie avec la peintre américaine pendant 25 ans et qui, à l’annonce de sa mort, a créé la fresque monumentale Hommage à Rosa Luxemburg.
Laure Adler oppose la mère des cent milliards d’êtres humains venus et disparus de notre terre au jugement d’Aristote, grand promoteur du mythe de l’infériorité « naturelle » de la femme, infériorité pensée « comme une certitude et cette certitude est devenue un fait ». Elle rétorque aussi à Voltaire. Dans son Dictionnaire philosophique, il écrivait : « On a vu des femmes très savantes comme il en fut de guerrières ; mais n’y en a jamais eu d’inventrices ». En guise de réponse, Adler commente ainsi le Dictionnaire universel des créatrices :« Il permet de se rendre compte de l’immense apport des femmes à l’Histoire universelle et de se demander si, au cours du temps, les femmes n’ont pas inventé, à leur manière, un nouveau mode de civilisation ».
Cent quatre-vingt-treize entrées au total, dont quinze consacrées à des hommes – entre autres Condorcet, Poullain de La Barre, Foucault –, et une cinquantaine d’articles génériques allant de clitoris à grève, d’âme à parfum ou à larmes. Certaines opinions intriguent, tantôt dérangent, comme celles sur la notion de genre ou encore sur laprostituée. En revanche, ce qu’Adler nous confie sur l’amitié émeut, et nous fait regretter de ne pas être son amie.Chacune des entrées du dictionnaire nous offre une brève mais pleine et entière histoire, toute de subjectivité imprégnée, et est rédigée en termes inspirants.
Que reste-t-il de cette libre incursion dans l’histoire intime, aux accents autobiographiques,de l’essayiste ? Elle donne envie de poursuivre en d’autres lieux, d’autres existences cette promenade dans l’univers des femmes. Le Dictionnaire des femmes célèbres.De tous les temps et de tous les paysde Lucienne Mazenod et Ghislaine Schoeller, dans lequel près de 3000 femmes nées avant 1951 revivent, complétera avec bonheur l’ouvrage de Laure Adler.