Ce dictionnaire offre ses richesses, qui sont grandes, ses lacunes, qu’on peut déplorer, ses limites inévitables. Amoureux, certes, et sans réserve.
En confier la rédaction à un Suisse d’origine turque peut sembler une curieuse idée. Cependant, Metin Arditi a toutes les compétences, la sensibilité et une connaissance du sujet, requises. La France jouissait à l’époque de son enfance d’un grand prestige, et sa famille à Istanbul considérait tout ce qui venait de Paris comme le nec plus ultra du raffinement. Elle lui a légué un amour du pays inconditionnel, mais éclairé. Auteur d’une œuvre personnelle importante, Metin Arditi manie une plume souvent alerte et inspirée. Sa situation, qui lui fait à la fois habiter l’esprit français et le considérer du dehors, lui confère un regard aigu sympathique, mais critique sur ce qu’il nomme « mon pays qui n’est pas le mien ».
L’auteur se donne plus de libertés que de contraintes, ce qui le sert bien dans la spontanéité, voire la fantaisie et l’humour. Récusant tout pédantisme, craignant le ton doctoral, Arditi livre un dictionnaire qui instruit, provoque, séduit. Il voit avec raison dans le jardin à la française « l’expression la plus aboutie de l’esprit français », l’élégance et la gravité, l’esprit d’ordre et l’invention, la fidélité à la tradition et l’innovation. L’auteur fait de Diderot l’écrivain le plus représentatif de cet esprit, celui qui réunit verve, passion pour la liberté, profondeur et jeu, impertinence et désinvolture, autant de traits qu’Arditi a fait siens. Soit, mais on peut s’étonner de la présence d’un éloge de Benjamin Constant ou de Desnos alors que tant d’autres écrivains sont passés sous silence, parmi lesquels Gide ou – impensable ! – Hugo. L’auteur a eu l’heureuse idée de composer un panorama de la littérature française par une suite d’habiles quatrains (comme il le fait pour les peintres et les musiciens) et de se livrer à des pastiches réussis de La Fontaine et de Proust. Admettons l’éloge appuyé d’Ormesson, mais pourquoi s’attarder si longuement sur Buffon, citer de longs extraits de l’Encyclopédie, défendre les pamphlets de Céline, parler de « l’immense écrivain Houellebecq » ? De très bonnes pages, toutefois, sur le trio Sartre, Camus, Aron ou sur Giono. Sont nommés Maurras, Barrès, Drieu, Nimier, Déon, Chardonne : on reconnaît la famille…
Mais, il suffit de penser aux Russes, peut-on voir dans le ballet l’essence de l’esprit français ? En musique, consacrer une entrée spéciale à César Franck et faire de Camille Saint-Saëns « l’un des plus grands compositeurs de tous les temps » ? Parfois, l’auteur bavarde et agace. Il est à son affaire pour parler gastronomie pendant quatorze pages avant de n’en consacrer que deux à de Gaulle. Certaines entrées sont bâclées : il y aurait par exemple plus à dire sur l’École nationale d’administration et, par ses diplômés, sur son influence sur la politique des gouvernants. Cependant, l’auteur est très à l’aise pour parler de haute couture et de parfums. La chanson ? Brassens, oui, bien sûr, mais comment négliger Trenet, Ferré, Brel, Gréco ? Et les chansonniers de Montmartre ou Devos comptent plus pour les Français que les sermons de Bossuet. S’il consacre une entrée à l’actrice Élina Labourdette, pas un mot sur d’inoubliables figures-reines de l’imaginaire français comme Gabin, Bourvil, Fernandel, Brigitte Bardot ou Danielle Darrieux. Arditi considère Les visiteurs du soir comme un impérissable chef d’œuvre du cinéma et semble ignorer que la nouvelle vague de Truffaut et Godard l’a beaucoup fait vieillir… Et Bresson ? Et Renoir ?
Arditi dédie une page amusante au sandwich jambon-beurre que n’a pas encore remplacé le hamburger, mais on a l’impression que certains aspects de la France sont demeurés étrangers à l’auteur, à savoir ceux qui touchent à la vie quotidienne des gens du peuple. Sans doute a-t-il plus fréquenté les salons bourgeois de Paris que le café du Commerce des villages et des petites villes, haut lieu de la belote, de la politique et du sport. De ce dernier, il n’est dit mot : rien sur le football et sur le Tour de France – auquel Barthes a consacré une savoureuse « mythologie » et qui a pourtant créé de prestigieuses icônes nationales.
Ce dictionnaire se veut un écrit personnel et on lui en sait gré. Il ne s’agissait pas de refaire le très sérieux et profond Essai sur la France de Robert Curtius (1932). La subjectivité de l’entreprise est revendiquée et assumée. Dans l’ensemble, elle confère au propos un ton vivant et primesautier de bon aloi. L’auteur prend parfois beaucoup de place, voire un peu trop… Il évoque volontiers ses souvenirs de flâneur en France : il sait jusqu’à un certain point la sentir et la comprendre, mais sa culture indéniable, ses connaissances, ses goûts le conduisent aussi à certaines distorsions de perspective assez fâcheuses. En fait, chacun porte en lui ses choix et à chacun de composer son propre dictionnaire ! Celui-ci mérite tout de même notre attention (et disons, compte tenu de ses réussites, notre indulgence…). Pour être complet et pleinement satisfaisant, il lui aurait fallu prendre le format d’une encyclopédie !
On ne peut s’empêcher de penser que cette publication tombe à point nommé dans une France qui a perdu ses repères, qui doute et souffre, qui s’agite entre tristesse et colère, mal aimée et négligée par ceux-là mêmes qui ont pour devoir de la guider, mais qui bradent ses richesses, portent ailleurs ou ferment ses entreprises, suivent des directives venues d’autres instances. La France est devenue, comme l’Europe entière, par l’effet de la mondialisation prétendument « heureuse », un immense marché livré à la cupidité des prédateurs et à l’exploitation forcenée. Elle ne se reconnaît plus dans ses banlieues islamisées, ses villages et petites villes où ont fermé les commerces de proximité et les services indispensables, dans les « grandes surfaces » à l’américaine, dans son patrimoine architectural qui menace ruine. Un pays touché en plein cœur il y a peu dans l’un de ses plus beaux monuments, Notre-Dame de Paris.
Plaçons l’ouvrage de Metin Arditi à côté de l’émouvante « Lettre à la France » de Pierre Vadeboncoeur, « épris » du pays de ses aïeux, qu’il faut relire : « On aurait de la difficulté à imaginer le bonheur de ce sentiment, dit-il, […] la France fut comblée de dons. Cela se voit à la fleur du pays. C’est une nation qui eut à peu près tout en partage et possède encore beaucoup. Liberté, courage, amour de la vie, esprit, prestige, culture, vivacité, avoirs, légèreté et gravité, puissance, une histoire sans cesse active et même, souvent, une étonnante volonté de justice » (Trois essais sur l’insignifiance).
En définitive, ce Dictionnaire amoureux de l’esprit français tend à la France, parfois presque avec sollicitude et tendresse, sa propre image qu’elle a oubliée, plus belle et plus vraie que ses défigurations modernes. Il donne raison à ceux qui partout dans le monde continuent de l’aimer.