Le nouveau recueil de textes de Philippe Delerm – curieusement présenté sous l’appellation récits – s’inscrit dans la poursuite du répertoire des plaisirs oubliés, voire perdus, entrepris avec la publication de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. En exergue, une phrase d’Étienne de La Boétie annonce le propos, comme un menu que l’on nous tend avec un sourire de connivence : « J’aime ce qui me nourrit : le boire, le manger, les livres ».
Le premier texte, « Purée vivante », tire lentement de l’oubli le plaisir que suffisait à faire naître la seule vue d’une purée de pommes de terre onctueuse lorsque, enfant, on en déposait une assiette devant soi. Le plaisir est ici indissociable du souvenir qui l’évoque. Philippe Delerm en retrace chacun des éléments, de l’étalement du journal pour éplucher les pommes de terre jusqu’au dessin des légères stries que l’on traçait à la pointe de la fourchette sur sa portion avant d’en savourer la première bouchée. La notion de première fois revêt pour Philippe Delerm une importance quasi symbolique, intrinsèquement associée au plaisir épicurien dissimulé dans le plus petit geste du quotidien. Ailleurs, le plaisir s’affranchit de la mémoire, se livre seul, sans artifice. Philippe Delerm évoque l’image d’un père dont la vie entière se pliait aux diktats du devoir et des responsabilités. Aujourd’hui enfermé dans la maladie d’Alzheimer, il a perdu le contrôle sur sa vie, sur sa mémoire, et n’est plus en mesure d’opposer au plaisir le renoncement convenu. À l’infirmière qui lui tend un verre de grenadine il répond simplement, après avoir porté le verre à ses lèvres : « C’est bon ». La douce revanche du plaisir est entièrement contenue dans ces deux mots, c’est bon, deux mots qui n’avaient jusque-là jamais fait partie du vocabulaire du père.
Les trente-quatre textes regroupés ici n’ont pas tous le même pouvoir évocateur, la même intensité, mais tous rappellent à leur façon que le plaisir est là, sous nos yeux, au bout de nos doigts, et qu’il nous appartient de le goûter pleinement.
Le dernier roman de Philippe Delerm emprunte un tout autre registre. La bulle de Tiepolo nous plonge au cœur des interrogations liées à la création littéraire et picturale, à la fois sous l’angle de la forme et du contenu, et des motivations inhérentes à la démarche de création. Critique d’art, Antoine Stalin aperçoit un jour dans la boutique d’un brocanteur une toile dont la facture lui rappelle celle de Matisse, de Bonnard, de Vuillard. La toile représente deux femmes assises sur un sofa, dont l’une est nue. Intrigué, il cherche à obtenir des renseignements sur le peintre, mais doit se rendre à l’évidence : il s’agit de l’œuvre d’un inconnu. Au moment où il quitte les lieux, regrettant déjà de ne pas s’être porté acquéreur de la toile, une jeune femme, Ornella Malese, entre dans la même boutique et, à la vue de la signature au bas de la toile, achète le tableau. Débute entre les deux personnages un chassé-croisé qui plonge le lecteur au cœur d’une enquête (quelle est l’identité du peintre ? quelles sont les motivations qui poussent Antoine et Ornella à tenir tant à cette toile ?) dont les motifs véritables s’avèrent rapidement d’une autre nature : que retient-on d’une œuvre ? le sujet revêt-il davantage d’importance que la facture ? et le style en littérature ? un auteur est-il avant tout reconnu pour son écriture ou parce qu’il traite de sujets qui sont au goût du jour ? Ornella, qui vient de voir son premier roman couronné d’un succès inespéré pour une première publication, craint que la critique n’ait été sensible qu’à la surface des choses, à l’histoire racontée, et non pour ce qu’elle juge essentiel : l’écriture elle-même. « Elle n’avait pas imaginé ce genre de réussite. Elle rêvait de reconnaissance littéraire, et voilà qu’elle était promue au rang de phénomène sociologique. On lui prêtait une éthique zen, on essayait de l’enrôler dans un courant de mode où les gourous du bonheur avaient soudain la parole. » Le même genre de préoccupations hante Antoine qui, depuis qu’il a perdu les êtres qui lui étaient chers, consacre sa vie à l’étude de l’œuvre d’un peintre. D’autres questions surgissent : l’art peut-il racheter la vie ? s’y substituer ?
Philippe Delerm ne formule aucune réponse, se contentant ici de sonder les exigences liées au travail de création, d’interroger les motivations sous-jacentes aux œuvres, la réceptivité et l’impact qu’elles connaissent. Si La bulle de Tiepolo nous laisse avec davantage de questions que de réponses, le questionnement est ici formulé avec un soin qui est source de plaisir en soi. Cela vaut bien des réponses.