En entreprenant le survol des années de gouvernance de René Lévesque, Martine Tremblay s’est lancé à elle-même un défi audacieux et piégé. Malgré le passage du temps, ses années passées dans l’ombre de Lévesque à divers paliers de responsabilités l’ont inévitablement marquée. Si Peyrefitte a attendu trente ans avant de brosser le portrait de son patron Charles de Gaulle, on comprend le délai de vingt ans que s’est imposé Martine Tremblay avant de raconter Lévesque. Le temps n’est pourtant seul en cause.
On garde, en effet, l’impression, mal fondée j’espère, que le projet de Martine Tremblay doit beaucoup aux biographies récentes de René Lévesque et Jacques Parizeau. Ces textes ont choqué l’auteure au point, peut-être, de précipiter la rédaction. Le défi était déjà costaud puisqu’il s’agissait pour elle, selon l’avertissement pénétrant de Jean-V. Dufresne, de « décrire la parade tout en étant dans la parade ». Il devenait périlleux et même téméraire si, de surcroît, l’auteure se donnait mission, à son insu peut-être, de défendre René Lévesque contre Pierre Godin et André Duchesne. Il se peut, certes, en raison des années passées au sérail, que Martine Tremblay soit plus précise que les deux biographes. Les corrections de détail, même en les présumant toutes fondées, ne justifient pourtant ni le ton aisément hargneux ni les condamnations globales.
La narration ainsi élaborée à propos de ce qui s’est déroulé derrière des portes closes entraîne cependant d’utiles corollaires. On comprend mieux la genèse des lois, les affrontements entre tempéraments, les astuces des carriéristes, l’usure du pouvoir. Révélations éclairantes, mais pas toujours selon les vœux de l’auteure. Il est troublant, par exemple, de constater à quel point diffèrent les impressions qui naissent et s’imposent à l’intérieur d’une petite équipe de partisans et de conseillers et celles qui ont cours dans la fonction publique, dans les médias et dans la société entière. À l’exception de Michel Carpentier, à peu près personne n’a le doigt sur le pouls des diverses composantes sociales. La caverne de Platon, avec ses ombres irréelles et trompeuses, ne donnerait pas un plus vif sentiment de désincarnation. Le problème, certes, n’est pas neuf. On aurait pourtant pensé qu’un chef aussi intimement enté sur la psyché québécoise convaincrait ses proches de lui transmettre l’air du large au lieu de l’isoler dans un cocon. Cette frilosité, que la course au référendum contrebalançait au cours du premier mandat péquiste, deviendra manifeste et malsaine lorsque frapperont les grandes crises du second mandat. Le germe était pourtant présent dès le début. L’idée même des « ministres d’État » promettait déjà, en effet, une dangereuse dissociation entre la société réelle, d’une part, et les structures et le bunker, d’autre part. Il est révélateur et inquiétant que le cénacle ait tant tardé à dénoncer ces tours d’ivoire. Tout comme il est révélateur que la narration de Martine Tremblay, qui fait défiler avec passablement de justesse et de générosité les familiers de Lévesque, parents et amis compris, ne mentionnent qu’une fois le nom de Guy Rocher et jamais celui de Fernand Dumont, présences autrement importantes (même si les deux universitaires frayaient avec Camille Laurin plus qu’avec Lévesque) que celle d’un Daniel Latouche. Comme si la réflexion importait moins que les choix de dates ou les conflits de personnalités. Il n’est guère aventureux d’en conclure que les stratèges et les gestionnaires de crises devinrent très vite plus importants que les « missionnaires » du départ et qu’ils renforcèrent la culture du secret et la tendance à l’isolement. Quant à l’élévation de la pensée, que l’on aimerait associer à la gouvernance, on ne trouve auprès de Lévesque aucun penseur comparable à ce que Trudeau trouvait près de lui en la personne d’André Burelle.
Quant aux difficultés personnelles de Lévesque, on n’en voudra pas à Martine Tremblay de les décrire pudiquement. Son témoignage amical et émouvant se comprend, mais n’emporte pas l’adhésion.