L’actualité littéraire absorbe quantité de bouquins sans toujours parvenir à faire ressortir les titres les plus significatifs. La publication en format de poche permet à l’occasion de revenir sur de grands romans. Dée de Michael Delisle est l’un d’eux. Publié d’abord en 2002, ce court roman poignant décrit l’existence pauvre et étouffante d’Audrey Provost, dite Dée, perdue entre des rêves qu’elle ne parvient pas à articuler et un ennui devant une vie pour laquelle elle n’est pas outillée. Tombée enceinte à l’âge de 15 ans, Dée, dans le Longueuil des années 1950, doit sauver les apparences ; elle se marie avec Sarto, qui n’a aucun intérêt, une fois la conquête passée, pour cette jeune femme. Emprisonnée dans une vie terne mais confortable, dans une banlieue en expansion, hypnotisée par un modèle de vie vendu en revue, Dée passe le temps, mais ne fait qu’attendre en épiant la rue depuis sa fenêtre. Sa maison et son bébé, jamais nommé, comme s’il n’était qu’une charge de plus sur ses frêles épaules, deviennent son tombeau.
Dans L’amélanchier, Jacques Ferron avait décrit une enfance enchantée par les récits d’un père qui séparait le monde (un Longueuil à mi-parcours entre le village et la banlieue, tout comme celui de Delisle) entre le bon côté des choses (le jardin) et le mauvais (la rue). Delisle reprend ce récit d’enfance et ce cadre géographique pour en explorer uniquement le mauvais côté, cette rue, véritable appel vers l’ailleurs, mais source de multiples maux. Dée est captivée par l’effervescence de la rue, mais cet espace n’apporte qu’abattement et tristesse. Jeune fille trop vite sortie de l’enfance et des jeux (même ceux abjects du dépotoir décrits admirablement par l’auteur du Désarroi du matelot), Dée ne réussit pas à franchir le pas qui lui donnerait accès à un autre univers. Avec un enfant, gardienne d’une maison qui l’isole, elle ne peut pas atteindre le bon côté des choses.
Véritable bijou, finement écrit, avec une distance et une absence de jugement qui mettent le lecteur devant un drame, Dée est un roman remarquable, qui en quelques mots ouvre un univers et montre la détresse engendrée par ces passages vers un mode de vie balisé et conformiste. Sans empathie, mais avec la force d’une narration perspicace et étonnante, Michael Delisle confirme à nouveau toute la vitalité de son œuvre.