Comment circonscrire et caractériser la production littéraire du Canada français ? Devrait-on inclure toutes les provinces dans cette définition large ? Et devrait-on en exclure systématiquement les auteurs québécois, puisque qu’ils se désignent comme appartenant au Québec et non au Canada francophone ?
C’est l’ensemble de questions implicites, sous-jacentes à l’essai théorique d’Ariane Brun del Re sur les manières de présenter les œuvres émanant du Canada hors Québec.
Décoder le lecteur, un livre savant, dérive d’une thèse de doctorat soutenue avec succès par l’auteure au Département des lettres françaises de l’Université d’Ottawa : Fabulations lectorales : inclusion et exclusion du lecteur dans la littérature franco-canadienne. D’ailleurs, les écrits de sa directrice de thèse seront fréquemment cités au fil des chapitres. Auparavant, Ariane Brun del Re avait codirigé le collectif L’espace-temps dans les littératures périphériques du Canada (David). Le but de son plus récent livre est de montrer que la littérature franco-canadienne reste à la recherche de ses publics, au-delà de son lectorat naturel, c’est-à-dire celui de sa province. Le cadre théorique renouvelle certains penseurs, dont C.S. Peirce et Saussure, en matière de réception (manière dont est attendu, reçu et perçu un ouvrage par le public). Citant Hans Robert Jauss, la section sur la postmodernité rappelle que l’horizon d’attente du lecteur résulte d’un cheminement, d’un encadrement formateur : « le système de références littéraires qu’il a acquis au fil des lectures précédentes ». La sémiotique des marqueurs touristiques de Dean MacCannell est adaptée pour décrire comment les œuvres sont identifiées, cataloguées par les éditeurs chargés de la commercialisation de ces livres à petit tirage. Le rôle des revues peut aussi devenir déterminant dans l’appréciation et la diffusion des œuvres, surtout si celles-ci sont jugées non conventionnelles ou postmodernes ; ainsi, le critique David Lonergan disqualifiera Bloupe (1993), de l’Acadien Jean Babineau, le considérant comme « illisible » pour qui connaît mal le contexte culturel si particulier d’où émane le roman. Le corpus convoque des auteurs acadiens, franco-ontariens et franco-canadiens tels que Jean Babineau justement, Simone Chaput, France Daigle, Antonine Maillet, André Paiement, Philippe Soldevila et Christian Essiambre. Mais nous restons sur notre faim quant à l’impasse où nous mène cette réflexion étoffée sur l’inadéquation entre les personnes qui écrivent et celles (trop peu nombreuses) qui les lisent, car ces littératures régionales (étiquette boiteuse et imparfaite, utilisée à défaut de trouver mieux pour rappeler leur isolement culturel) demeurent irrémédiablement inaccessibles et trop peu lues dans un contexte minoritaire. Les traductions en anglais ne constituent pas une solution, car ces livres sont conçus pour être lus en français ; mais ils sont en fait introuvables dans bien des librairies. Il faudrait plutôt un élargissement transdisciplinaire pour que nous puissions appréhender dans son entièreté ce phénomène du divorce entre la production écrite en français dans l’Ouest canadien, en Ontario ou en Acadie, d’une part, et les populations de ces provinces, d’autre part. Les pistes de solution se trouvent davantage, à mon avis, hors des sentiers battus : du côté de disciplines transversales et émergentes venues du monde anglo-saxon – comme les études culturelles ou la sociologie des industries culturelles et de la littérature –, dans le champ de l’économie culturelle et, surtout, dans l’analyse des circuits de circulation des biens culturels, particulièrement en milieu minoritaire. Mais faire pour cela exigerait d’entreprendre une nouvelle thèse… Laissons ce projet ambitieux à d’autres.