Julie Kurtness est née à Chicoutimi et a été baptisée à Pointe-Bleue − aujourd’hui Mashteuiatsh − où est établie sa communauté ilnue. Connaissant la volonté de plusieurs auteurs des Premières Nations d’écrire sur des questions de territoire, d’identité, de dépossession et d’intolérance, on aurait été en droit d’attendre de sa part un récit conforme à cet horizon thématique. Ce n’est pourtant pas exactement l’esprit de De vengeance, un roman noir doté d’une rare force de frappe dont le mérite, voire l’audace, est d’abord de rompre avec plusieurs sujets de prédilection de la littérature autochtone.
Pour son premier roman, l’auteure pénètre plutôt le quotidien d’une meurtrière en montrant de quelle façon se construit ce destin de sociopathe auquel rien ne la prédisposait. Contrairement aux tapés notoires affligés d’un air patibulaire, la narratrice souligne d’emblée qu’elle n’a rien du physique de l’emploi : visage lumineux et sereine physionomie lui fournissent un alibi plus que convaincant. Cela ne l’empêche pas de s’initier au pouvoir grisant de la mise à mort, à un âge où la plupart des filles rêvent de leur premier baiser et du prince charmant.
Dave Fiset, une brute de treize ans à peine, goûte le premier à l’imparable loi du sacrifice. Si c’est surtout le hasard qui agit durant cette exécution, celle-ci n’en délivre pas moins à l’adolescente de l’époque une sorte d’épiphanie qui évolue par la suite en mission d’épuration sociale. La narratrice entend en effet faire œuvre utile : maintenant adulte, elle sélectionne ses victimes selon leur degré de nuisibilité. Quand elle quitte son Nord natal vers la ville pour devenir traductrice, elle découvre alors un terrain de chasse aux possibilités illimitées. Le bassin de déviants à châtier se diversifie : camés, pédérastes, dirigeants d’entreprise, clients du McDo, tous sont susceptibles de se retrouver dans son collimateur.
Même les consommateurs de café n’ont qu’à bien se tenir, puisque chaque fois que la femme aperçoit au recyclage des cartouches jetables, elle note méticuleusement l’adresse du coupable : « Je me promets une action de masse, un jour », confie-t-elle, « pour tuer tous ces gens qui jettent chaque jour leurs petites capsules de métal et de plastique ». On voit que l’auteure ne se refuse pas à l’humour, servi noir et corsé. De vengeance est de plus irrigué par cette conscience écologique qui motive nombre de commentaires critiques sur la société de consommation. Sans être moralisateur, le constat global rejoint celui dressé par les maîtres du noir : « Construis ton monde à l’extérieur de la machine. […] Sinon, tu seras pris ».
Chez Kurtness, l’homme est une belle saloperie ; l’homme « civilisé », lui, est pire encore. C’est en bonne partie pour cette raison que la meurtrière préfère la compagnie des bêtes, envers lesquelles elle se sent plus d’affinités qu’avec la triste engeance humaine. Elle a bien quelques amis en compagnie de qui elle fume du hash ou pratique une sexualité dénuée de sentiments. Mais elle évolue en marge toujours, coupée de toute sociabilité réelle. La narration, descriptive et détachée, l’approche béhavioriste si typique elle aussi du noir, l’écriture nette et sans détour épousent brillamment ce côté asocial de la tueuse.
Petit à petit prend forme une sorte d’abc du crime, une suite de leçons portant sur les précautions à prendre pour qui embrasse la voie de la vengeance. La violence est toujours aussi brutale que mesurée. Rationaliser l’irrationnel, voilà la seule façon de durer dans ce domaine. La fin, un massacre finement étudié qui a cette rare capacité de vous dresser le poil, vaut d’ailleurs à elle seule le coup d’œil. Cette fois, c’est au tour de jeunes épris de vitesse automobile de se prendre le souffle plombé de furie d’une Remington Wingmaster. Cette apothéose précède ainsi la dernière scène, d’une tranquillité déconcertante vu le contexte, celle d’une communion tellurique ultime, parfaite. Car comme le dit la tueuse juste avant le coup de grâce final, « la nature produit toujours des tableaux parfaits ».
Rappelant parfois Indian Killer de Sherman Alexie, l’œuvre de Kurtness donne à voir tout le potentiel qu’il y a à sortir la fiction des réserves et de l’ouvrir sur de nouveaux possibles. Sa vengeance est douce au cœur du lecteur, qui se ravit de chaque percée de rage que compte son roman et qui en fait, peut-être, quelque chose comme un tournant ou une nouvelle direction pour la littérature amérindienne à venir. Tout au moins s’agit-il d’une belle invitation à aller puiser ailleurs que dans les traumatismes vécus et les séquelles à vif cette substance d’un imaginaire renouvelé, qui ne renie pas les enjeux d’une parole forte et réparatrice, mais les inscrit au sein d’un projet novateur.
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