L’œuvre de David Wallace tient d’un jeu du Qui perd gagne. Le cercle vicieux existentiel dans lequel sa lecture nous entraîne entend briser nos solitudes en témoignant de ce que le lecteur n’est pas seul à se sentir irrémédiablement seul.Au fil des ans, la critique littéraire y est allée de quelques épithètes génériques corsés pour circonscrire L’infinie comédie(Infinite Jest), roman majeur de Wallace (1962-2008), dont le collègue Patrick Bergeron a rendu compte ici (nº 146, printemps 2017) : roman encyclopédique, roman hystérique, total. On pourrait additionner ces adjectifs et les glisser sur l’ensemble de l’œuvre de Wallace, lointaine cousine de celles de Proust, de Musil ou de Joyce. Lisez cinquante ou cent pages des 1 300 de cette Infinie comédie, lisez « Le sujet dépressif » ou encore « Au-dessus à jamais », deux textes bouleversants des Entretiens avec des hommes hideux, et vous aurez une toute petite, petite mais assez juste idée de ce qui attend quiconque pénètre cet univers logorrhéique disjoncté. Brousseau, lui, a eu le courage ou la témérité de se mesurer à l’œuvre au grand complet dans une thèse réaménagée en essai. De la fine vulgarisation qui ne pouvait pas sombrer dans la facilité tant le sujet s’y oppose.Attention : pas plus que l’œuvre de Wallace l’essai de Brousseau ne s’adresse à n’importe quel lecteur. Brousseau parle des pouvoirs de la littérature ; il lit chez Wallace une question lourde : lire nous aide-t-il à vivre ? Brousseau explore patiemment la problématique de la transitivité littéraire : est-ce qu’un roman communique réellement quelque chose ou non ? Le résultat de son exploration tient en deux phrases : Wallace ou la mise en scène langagière de l’impuissance du langage. Wallace ou le triomphe ambivalent du récit d’un monumental échec. Wallace,un écrivain témoin de la plus haute exigence littéraire. Brousseau nous entraîne au cœur d’un monde romanesque souvent labyrinthique, dans une traversée qui n’exige aucun préalable, car il prend bien soin de toujours situer son lecteur. On sort de la lecture de son essai enrichi, bien au fait de la thématique wallacienne (grosso modo, liens sociaux, communication et solitude) et des procédés formels qui la soutiennent (auto-ironie, circularité). Mais si le postmodernisme, si le textualisme et quelques autres concepts du même acabit vous sont complètement étrangers, vous risquez d’en découdre. Si la question du solipsisme philosophique ou les apories de la métafiction littéraire ne vous titillent pas d’entrée de jeu les méninges, cette pénétrante étude n’est peut-être pas pour vous.Brousseau nous démontre la cohérence de l’œuvre : cette cohérence, à mon sens, elle est en bonne partie construite par l’analyste lui-même, à qui revient le mérite de la dégager par une lecture attentive et généreuse. Il serait faux de dire d’une œuvre aussi exigeante et retorse que celle de Wallace qu’elle se lit aisément. Brousseau ne ment pas, il expose les multiples difficultés qui attendent le lecteur. Il force pourtant notre curiosité et donne même le goût, au détour, de découvrir d’autres œuvres de la même pâte, celles de Robert Coover ou de Don DeLillo, par exemple.Un bémol bienveillant : je me demande quand même si cette étude n’aurait pas gagné à être légèrement resserrée ; j’ai lu ces quelque 300 pages avec la quasi-conviction que j’aurais compris l’essentiel en 200. À être faite et refaite, la démonstration éloquente de Brousseau ne devient pas automatiquement plus claire ; vingt exemples corrects ne convainquent pas davantage que cinq exemples solides.Wallace est un auteur difficile, exigeant, et c’est aussi, au sens noble du terme, un tragique qui « met en scène des individus condamnés à la solitude, conscients de leur égoïsme, mais incapables d’y échapper ». Et qui pourtant essaient, et essaient. Comme nous tous.
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