Même si le spiritisme traverse de bout en bout ce solide roman, ce serait se priver d’un plaisir collatéral que de ne pas goûter aussi sa vision du XIXe siècle. Pendant que les trois sœurs mystifient les auditoires en mettant en contact vivants et défunts par le truchement de séances spirites, la société étatsunienne s’intéresse au sort de Franklin prisonnier des glaces arctiques, aux intuitions de Darwin, à la montée des phalanges de la tempérance, à la misère des itinérants, à l’éventuel conflit entre la photographie et la peinture… Non seulement Claire Mulligan intègre la ferveur spirite à l’évolution multiforme d’un siècle, mais elle le fait avec verve et élégance.
Comme la plupart des bouleversements majeurs, celui qui répand le spiritisme dans le XIXe siècle étatsunien commence modestement. Deux fillettes, Katie et Margaret Fox, qui ont eu maille à partir avec un colporteur disparu, prétendent entendre les bruyantes protestations de son esprit. Une autre maison hantée ? Oui, mais avec une particularité : le défunt et celles qui semblent cumuler les statuts de victimes et de tortionnaires peuvent se parler. L’époque n’allait pas s’affoler pour si peu. On ramènera le calme à coups d’exorcismes, avec d’autant plus d’empressement que l’on pouvait blâmer l’hystérie féminine. « Si les esprits avaient parlé à un homme, personne n’aurait remis en question les desseins de la Providence. Mais à une femme ? C’était la marque du Diable, qui dévoilait ainsi son jeu. » Peut-être les deux sœurs Fox auraient-elles cessé de s’agiter, si la troisième, Leah, n’avait songé à rentabiliser les qualités de médiums de ses sœurs. Et voilà la consultation des défunts offerte à tous les endeuillés. Dociles, les esprits renseignent les éplorés sur leurs chers disparus. Malgré les réticences des incrédules englués dans leur cynisme, le spiritisme séduit non plus seulement Rochester, mais aussi New York. Les trois sœurs Fox acquièrent une crédibilité encore accrue lorsque les experts échouent à détecter quelque tricherie que ce soit et que les tribunaux frappent leurs opposants d’amendes salées. On n’agresse plus les vedettes ! « Des publicités pour leurs fameuses séances paraissent dans tous les journaux. On dit que le nombre de spiritualistes s’élève à plus d’un million, sans compter la nouvelle vague de conversions au Canada, en Angleterre, en Europe. »
Les années filent avant que s’attiédisse la ferveur. Et il fallait que ce soit l’amour qui brise le pacte liant les sœurs/médiums. Ce que n’avaient pas réussi les propositions malhonnêtes des jaloux, l’amour le provoqua : Margaret se confia à son amoureux et lui promit de ne plus contribuer aux séances. La controverse n’était pas vidée pour autant : le bloc des croyants résista. On demeurait, ainsi que l’affirme le titre du livre, dans le noir. Leah, malgré certains aveux de ses sœurs, ne broncha jamais.
Parmi les qualités patentes du roman, la finesse des descriptions et le naturel des dialogues se disputent la palme. Les descriptions savent surgir et s’interrompre. « A-t-il toujours régné un tel silence dans cet endroit ? Comme si les oiseaux l’évitaient. Et même le vent. Il n’ira pas rejoindre sa femme et ses filles à New York ainsi que le lui suggère continuellement Leah. » Et la rétrospective qui mène les sœurs de l’enfance à la mort est constamment relancée par les échanges entre la pseudo-visiteuse de la Société médicale et une Margaret en fin de vie. « – Vous ne m’avez toujours pas raconté ce qui est arrivé au colporteur, finis-je par lui demander. / – Bonté divine, aurais-je oublié ? / – Oui, ma caille. / – Lui, il aurait sombré dans l’oubli, vous savez. Katie et moi aussi. Nous n’aurions été que des jeunes filles ordinaires qui, un jour, auraient entendu un revenant ordinaire. Nous aurions mené une vie banale, anonyme. Mais il a fallu que Leah débarque de Rochester ».
Saurons-nous à quoi nous en tenir avant le point final ? Peut-être la vérité se loge-t-elle ici : « – Votre fils est sujet à des convulsions nerveuses, tout comme Katie. Aujourd’hui, les docteurs appellent cela épilepsie. Ceux qui en sont touchés entendent parfois des voix ou finissent par perdre connaissance ».
Katie refuse de confesser plus que son intempérance, terme volontairement équivoque. Cette fois, sa sœur n’est pas plus volubile : « Il existe un art de se confesser, tout comme il y a un art de mourir, déclare Maggie. Et comme n’importe quel art, cela devient de plus en plus facile avec le temps ».
Un excellent roman qui peut en laisser beaucoup dans le noir sans susciter le malaise.
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