Dans un minuscule pays, une ville nommée Zaroffcity du nom du dictateur qui a pris le pouvoir à la suite d’un coup d’État, Una écrit à son frère exilé dans le pays voisin. Pour sauver son vieux père menacé par Karaci, le redoutable et redouté ministre de l’Intérieur, Una a accepté de l’épouser – un mariage blanc puisqu’elle refuse de partager le lit de son mari qui, lui, multiplie les liaisons en attendant que sa femme se jette à son cou de son plein gré. Depuis, recluse dans un appartement spartiate de la somptueuse maison de Karaci, elle écrit des lettres à son frère dans lesquelles elle raconte ce qui se passe à Zaroffcity et ce qui peu à peu se transforme en elle. Una déteste son mari, un tortionnaire qui s’en prend surtout et avant tout aux intellectuels, aux artistes et aux femmes. Grâce à l’arrivée du jeune Marko, un enfant des rues qui s’introduit un soir chez elle et avec qui elle se lie d’amitié, Una découvre enfin un nouveau sens à sa vie. Mais, après l’assassinat du jeune garçon, sa révolte explose et elle s’engage clandestinement au sein d’un groupe qui tente de renverser le gouvernement totalitaire. Enceinte d’un des membres éminents du groupe, elle sera dénoncée à Karaci qui devra décider de son sort.
Lauréate du prix Wepler – Fondation La Poste 2010 et de la bourse Cioran 2010 du Centre National du Livre, Linda Lê a écrit une sorte de fable politique qui ne convainc pas tout à fait. Les personnages, des archétypes un peu caricaturaux, n’ont pas vraiment de contours et jamais ne nous étonnent. Comme il se doit, Karaci est d’un égocentrisme monstrueux, se vautre dans le clinquant et l’ostentatoire, traite ses nombreuses maîtresses comme des moins que rien, viole celles qui se refusent ou les interne dans des hôpitaux psychiatriques, remplit ses comptes en banque en affamant son peuple, s’affirme comme un grand connaisseur d’art en affichant sur ses murs des œuvres auxquelles il ne jette même pas un œil, utilise sa femme comme une parure pour sa beauté altière et son air intouchable, manipule et méprise secrètement le dictateur dont il doit assurer la sécurité et dont il entend bien usurper le pouvoir le moment venu et bien sûr prend un immense plaisir à torturer. Le frère d’Una, tel qu’il apparaît dans les lettres qu’elle lui adresse, est un acteur auréolé d’un certain héroïsme parce qu’il crée et met en scène, depuis son exil, des pièces interdites à Zaroffcity et dans lesquelles il dénonce le dictateur et son ministre. Le jeune Marko, l’enfant des rues, est nécessairement débrouillard, futé, n’a peur de rien et voue un culte à Una. Même les personnages très secondaires et leurs histoires, racontées en quelques lignes qui composent de brefs chapitres très anecdotiques, correspondent aux images toutes faites auxquelles on s’attend pour un tel sujet. Quant à Una, elle ressemblerait, selon certains critiques français, à une Antigone moderne qui se sacrifierait pour l’avenir de son pays. Malheureusement, cette Una qui, pourtant, est la narratrice principale du roman, n’a pas beaucoup de poids romanesque; on referme le livre avec le sentiment de ne jamais l’avoir saisie.
L’écriture de Linda Lê est baroque, foisonnante, oscillant sans cesse entre des expressions populaires et des termes recherchés. Et c’est là sans doute ce qui fascine néanmoins dans ce roman très narratif. Malheureusement, c’est peut-être tout se qu’on retiendra de ce Cronos, la dix-septième publication de Linda Lê, qui reste une œuvre sans émotion malgré, ou à cause de, la multiplication des mots qui racontent une histoire d’horreur trop actuelle.