Curieusement, les six textes en exergue de ce recueil, évocateurs des thèmes, sont des extraits de poèmes de la luxembourgeoise Anise Koltz, décédée le 1er mars 2023, c’est-à-dire peu de temps après sa parution.
Ces extraits parlent de la mère, de la solitude, du temps, de la mort mais aussi du fait que « personne ne terminera / mon histoire », et on pourrait ajouter : sauf elle. Là est l’entreprise de Crever les eaux : terminer son histoire ou du moins tenter de le faire.
L’expression crever les eaux, on le sait, correspond à la perte du liquide amniotique dans lequel baigne le bébé, annonçant le début de l’accouchement. Dans le cas précis de Joanne Morency, elle devient une métaphore de sa démarche : l’autrice doit se donner naissance ou accepter, maintenant qu’elle a franchi le seuil de la vieillesse, ce qu’elle fut et ce qu’elle est.
Le recueil se divise en trois temps : retour sur l’enfance ; la solitude qui est aussi une absence ; l’acceptation de la vieillesse, mais surtout le fait de l’assumer.
L’enfance est aussi le rappel de l’image de la mère qui est au centre du Corps inachevé (2012) et dont le souvenir revient dans Tes lunettes sans ton regard (2016). Mais Crever les eaux est l’occasion pour Joanne Morency de tenter de comprendre qui elle était, elle qui était « capable de hurler / sans qu’on l’entende » et « avide / d’être vue » alors qu’on ne la voyait pas même si « on ne décide pas d’être / invisible ». Malgré tout, elle se sent habitée par une détermination dont elle ignore les contours, mais qui est porteuse d’une exigence : « J’ai le front haut d’une gamine / qui exige qu’on l’écoute » et qui la mènera vers l’âge adulte.
C’est cette vie d’adulte qui habite la deuxième partie du recueil. L’autrice choisit de n’en retenir que les moments plus sombres, marqués par la solitude : « Je l’appelle famille / cette absence devant moi / une maison / dont je ne suis le début / ni la fin ». La maternité la questionne : « Je n’ai rien d’une mère / me cramponne aux meubles / ancestraux / chaque journée je l’aborde / en perçant une membrane / pour arriver ». Elle erre en elle-même, désireuse de recréer une unité qu’elle n’a peut-être jamais connue, se demandant « que faire de mes bras / séparés de leur torse », consciente que « ça n’en finit jamais / le tapage dans ma tête / moi / jamais la même / à la fenêtre » et que « plus je parle / plus je perds consistance ». Cette partie se termine par un constat : « Je n’ai pas tout réclamé / ce qu’il y avait à saisir / je n’ai pas tout crevé / je n’aurai été qu’un sac / pareil aux autres / un sac / de bulles et de nœuds ».
La troisième partie sera celle de la résolution, fut-elle fragile. Dans une courte suite écrite au conditionnel passé, le lecteur a l’impression que Morency aurait cherché à se donner une autre vie, dont peut-être celle d’être mère, pour en arriver au constat que « je survis à l’encombrement constant / ces formes inertes / par-dessus le vide ». À partir de là, sa décision est prise : « J’en ai assez de classer les fossiles / mes torsades dans le temps / je réintègre ma source / frémissante », puis « une traînée de poudre d’os / à ma suite / je regagne ma meute / de louves orphelines / notre immense territoire / en partage / nous n’avons pas fini / de nourrir la beauté ».
Écrire, c’est choisir et l’une des qualités des recueils de Morency, c’est cette façon qu’elle a de bien définir son propos et de pouvoir ainsi l’approfondir. Un recueil n’est qu’une parcelle de vie, mais l’ensemble de son œuvre trace une vie dans sa complexité, ses difficultés, ses espérances et sa richesse.
Écrire, « c’est un exutoire ! », affirmait Anise Koltz à un journaliste du journal luxembourgeois Le Quotidien. « Le poème peut délivrer d’un problème, de ce qui vous tracasse, vous intrigue. On se bat alors avec pendant quelques jours, voire plusieurs semaines, jusqu’à ce que ça puisse sortir… » Et Morency, sans tricher, nous offre des textes riches de sens et de beauté.