Le concept de santé mentale est une notion éminemment fluctuante. À preuve, l’American Psychiatric Association (APA) répertoriait 180 catégories de maladies mentales dans l’édition de 1968 de son DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders), alors que cette bible de la psychiatrie en dénombrait 350, dans son édition de 1994. Qu’est-ce qui explique ce quasi-doublement des troubles mentaux en un peu plus d’un quart de siècle ?
« La barre du trouble mental est placée si bas que toute émotion ou presque peut trouver sa place dans le DSM », répond Christopher Lane, dans son brillant essai paru en 2007 sous le titre Shyness : How a Normal Behavior Became a Sickness. Même si ce spécialiste de l’histoire des idées centre son propos sur la manière dont la timidité est devenue « le trouble de l’anxiété sociale » aux yeux de la psychiatrie américaine, c’est tout le discours psychiatrique sur la « normalité » qu’il interroge en dénonçant ses biais culturels et ses a priori sociologiques. Mais, cette dérive vers la dilatation des pathologies mentales, Lane en trouve d’abord l’origine dans l’abandon progressif par l’APA de l’approche freudienne dans le traitement des maladies mentales au profit d’une approche « athéorique », c’est-à-dire, strictement neurologique.
Nos angoisses n’étant désormais qu’un dérèglement dans la biochimie du cerveau, on comprend les entreprises pharmaceutiques de s’être faites les relayeuses zélées de ce nouvel évangile : « Vous n’êtes pas timide. Vous êtes malade ». Depuis 1997, les entreprises pharmaceutiques américaines dépensent annuellement près de 3 milliards de dollars pour développer le marché des pilules de confort qui promettent un bonheur retrouvé à des gens qui ne se savaient pas malades. Lane s’en prend surtout au fait que l’industrie pharmaceutique semble tenir pour négligeables les sérieux effets secondaires (idées suicidaires, dépendance grave) associés à la prise de ces médicaments chez 20 % des consommateurs.
Essai exigeant mais toujours passionnant, Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions se lit à la fois comme un rapport d’enquête fouillée et une charge contre les gardiens de la norme en santé mentale. Sa lecture constitue, en outre, un utile antidote au diktat qui veut que le bonheur permanent et sans ombrage soit la condition normale de l’existence.