Initialement publié en 1976 par Denoël dans une autre traduction intitulée Le mai argentin, Cicatrices dessine le croisement de quatre récits dont le centre mouvant est un événement répété : un meurtre. Ce qui frappe dans ce texte, c’est combien l’intensité de la langue chirurgicale et clinique recèle de vigueur émotive, à tel point que ses accents deviennent par moments fantastiques.
Une ville sous la pluie. Un jour. Le même pour tous, et pourtant si différent.
Prise 1 : Ángel, un adolescent paumé qui tient une chronique de météo dans un journal, est un lecteur boulimique. Thomas Mann, Faulkner, Nabokov, tout y passe. Il vit avec sa mère, strip-teaseuse.
Prise 2 : Sergio, péroniste, avocat pénaliste, lui aussi lecteur, mais surtout joueur qui se dépouille de tout par passion logique pour le chemin de fer, une variété de baccara. Qu’il perde tout importe peu au fond puisque le jeu lui permet de gagner à la formulation d’une théorie du chaos et des ordres du monde. Très réaliste et beaucoup moins sous le coup de la pensée magique qu’on pourrait donc le croire, Sergio écrit en outre des essais dont le point commun semble que « du point de vue de l’origine du langage, aucun mot ne signifie rien », thèse hautement significative si l’on s’y arrête.
Prise 3 : Ernesto López Garay, juge à la pensée esthétique, traduit The Picture of Dorian Gray. À ses yeux, les humains ne sont que des gorilles. Sa vie paraît se dérouler davantage dans sa voiture qu’au tribunal. Voilà un homme littéralement halluciné par l’animalité de l’humanité et qui conçoit tout ce qui arrive comme un roman, envahi qu’il est par des « étrangements », sortes d’irruptions de la réalité dans son espace psychique.
Prise 4 : Luis Fiore, modeste ouvrier, revient avec sa fille et sa femme de la chasse aux canards. Il laisse sa fille à la maison et passe chez le Turc Amado Jozami avec sa femme prendre un verre. Elle l’insulte, ils sortent. María Antonia Pazzi de Fiore, alias, la Gringa, meurt à trente-quatre ans. Luis a voulu tout effacer, mais un reste s’inscrit.
Rien de pathétique ici. Les cicatrices ne sont pas des marques sur le corps, elles sont les traces d’une souffrance parfois à peine perceptible. La béance de l’être, que chaque narrateur en est venu à rencontrer au détour de son double, dans la folie.