Notre monde est bel et bien cruel. En témoigne une date : celle du 4 août 2020. Ce jour-là, une « déflagration inouïe » dévaste le port de Beyrouth. Qui donc est responsable de cette « Horreur » ? La poète se le demande. La réponse ne tarde pas à se faire entendre. Un coupable est désigné. Puis, du silence des ruines émerge peu à peu la « conférence des oiseaux ». Les fleurs s’animent. Ce qu’elles ont à dire est du plus grand intérêt.
L’humanité ne joue pas le beau rôle dans la pensée de l’autrice, la responsabilité de l’Horreur pouvant être attribuée à l’homme. En effet, le premier poème du recueil fait valoir que « la main souille l’oiseau ». Pour ne pas interférer dans les activités du nid jouxtant sa fenêtre, Nadine Ltaif se réfrène de l’ouvrir. C’est que la main humaine tue les oiseaux. Propos écologiste ? Oui, mais il y a plus. De l’autre côté de la rue se trouve une murale. On y voit représenté un itinérant : « sur son visage est écrit / PERSONNE ».
Mine de rien, sans jeter les hauts cris, en adoptant une ligne toujours claire, celle d’une écriture agrémentée d’une subtile fantaisie, la poète aborde des sujets d’une rare gravité. Notre monde est certes cruel mais, heureusement, moyennant un certain travail sur soi, on peut en atteindre la beauté. Cela ne se réalise pas sans quelque métamorphose. Mais pour cela, il faut apprendre à se « désêtrer ».
Une poésie intelligente peut être exempte d’intellectualisme. Il y a de quoi se réjouir quand la clarté du discours règne dans un ensemble de textes, quand la phrase tout en étant limpide est réellement porteuse d’image et d’émotion, chaque vers se donnant alors pour ce qu’il est à l’instant même où l’on en savoure toute la substance. La poésie de Nadine Ltaif charme dans le sens le plus fort du terme. Comment expliquer sa douce magie ? Cela tient à un discret raffinement, à une langue épurée et, certes, à l’absence d’afféteries ; cela tient davantage encore à la présence d’un propos livré avec le plus grand naturel. Évidemment, un tel naturel s’il est le fruit d’un talent inné est aussi en grande partie redevable de l’acquis. C’est une écrivaine d’expérience qui s’adresse à nous. Elle sait comment s’y prendre pour composer un livre de poèmes, comment y faire figurer des pensées essentielles sans alourdir les vers. Elle connaît l’art qui consiste à varier son discours tout en préservant l’unité de son ouvrage. Mais comment dire ? Tout cela serait peu si les beautés formelles masquaient une absence de propos.
J’ai évoqué ci-haut les appréhensions manifestées par l’autrice. Elle a ouvert son recueil avec un avant-propos qui nous la montre en grande conversation avec la nature. Un moucheron entame un dialogue avec elle. Elle écoute « les paroles de l’arbre ». Et surtout, elle nous fait part d’un projet. Ici entre en jeu la question du désêtre. C’est que la poète a « décidé de / [se] défaire de [sa] peau / pour devenir vivante sans nom / sans désignation d’espèce. ». Beyrouth dans la section suivante sera en quelque sorte la figure emblématique des drames civilisationnels que doit affronter le monde, et dont les règnes animal et végétal sont les victimes collatérales. Beyrouth, grande métonymie de l’horreur, comme le fut Auschwitz en d’autres temps.
« Après le deuil, le silence est guérisseur. » À la suite de la section consacrée au crime perpétré dans le port de Beyrouth viennent de forts lumineux poèmes. En exergue de la première section, ces vers d’Issa : « Ce monde souffre / même les herbes le disent / qui se courbent au couchant ». La poète adopte le style de la fable et du conte. Que de splendeurs elle nous révèle alors. Les grandes œuvres ont en commun la qualité qui consiste, comme le souhaitaient les classiques, à instruire tout en distrayant. Nadine Ltaif ne nous fait pas la leçon, mais elle donne à réfléchir. Ses poèmes font montre d’une savoureuse inventivité. L’imagination y joue un rôle prépondérant, quoique mesuré. Il faut entendre ce que dans ses poèmes racontent les fleurs, voir les égards que manifeste l’écrivaine à l’endroit d’une hôte-araignée. À la fin du recueil, la poète devient « Fourmi ». Subjugué, le lecteur en redemande ; il relit pour une quatrième, voire une cinquième fois ce magnifique recueil.