Le mythe du soldat russe libérateur de l’Afghanistan n’a guère fait long feu, ni à Moscou ni ailleurs du reste. Personne n’a été dupe, sauf les autorités politiques et militaires de URSS. À peine si l’Homo sovieticus a été conscient de ce qui s’y tramait pendant les dix ans qu’aura duré la guerre (1979-1989). Les témoins de première ligne, les soldats qui y ont subi et commis mille atrocités, n’étaient pas considérés comme des héros. On les faisait taire, on ne voulait connaître ni leurs drames ni leurs douleurs physiques ou morales. « Les gens vivaient et se comportaient comme si nous n’étions jamais allés là-bas, comme s’il n’y avait pas de guerre. » Svetlana Alexievitch est allée à la rencontre de ces parias et dans Les cercueils de zinc, elle révèle sur la place publique la tragédie de ces combattants ou celle de leurs proches lorsque les premiers ont été rapatriés dans d’anonymes linceuls.
Prix Nobel de littérature 2015, l’écrivaine n’a publié que six ouvrages en quelque trente ans, mais ils ont marqué l’Académie suédoise. Les armes de la journaliste et essayiste engagée ? Un magnétophone et un stylo. Et du courage, beaucoup de courage. Alexievitch dénonce la violence, la guerre et le mensonge, les crimes de l’URSS d’hier et de la Russie d’aujourd’hui, celle de Poutine. Née en Ukraine, de nationalité biélorusse, elle est retournée vivre à Minsk après un exil de vingt ans en Europe. Elle est la première femme de langue russe à recevoir cet hommage, après Bounine, Pasternak, Soljenitsyne et Brodsky.
De son propre aveu, Alexievitch n’écrit pas de la fiction, mais des récits-documentaires. « Je parlais à son cercueil comme une folle : ‘Qui est là ? Est-ce toi, mon petit ?’ » témoigne une mère en larmes. En plus de déboulonner le mythe de l’invasion afghane, la journaliste a fait entendre la voix des femmes-soldats de la Seconde Guerre, des suppliciés de la catastrophe de Tchernobyl ou, encore, des désillusionnés du système soviétique.
L’auteure veut faire tomber tous les tabous et assume les conséquences de ses dénonciations. Lorsqu’elle a proclamé que loin de s’être comportées en héros les troupes russes s’étaient livrées à une véritable boucherie en Afghanistan, elle a été jugée pour avoir porté atteinte à la mémoire des soldats soviétiques. En outre, sinistre ironie, son livre sur Tchernobyl est interdit de publication en Biélorussie, son propre pays.
Les confidences inscrites dans Les cercueils de zinc offrent un tragique éclairage sur ces officiers, infirmières ou simples soldats qui sont partis « libérer » leurs frères afghans et qui sont revenus d’un séjour dantesque et d’un combat inutile, brisés et incapables de reconstruire leur vie. En donnant la parole à ceux qui l’ont vécue, Alexievitch a voulu faire connaître cette guerre cruelle, de sa genèse à sa pitoyable fin, ainsi que ses pathétiques retombées sur tous les protagonistes. D’une tristesse infinie.
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