Un fascinant tour du monde, dans ses plus grandes et plus petites manifestations, par le biais des toponymes.
Il y a au Québec 35 lacs Bleu, mais, étonnamment, encore plus de lacs Vert et de lacs Noir (près d’une centaine chacun) ! Ce n’est là qu’une seule des centaines d’anecdotes et de faits que nous livre le géographe Henri Dorion dans Ce que cache le nom des lieux. Un livre de 300 pages entièrement consacré à la toponymie vue sous toutes ses coutures : d’où viennent les noms des pays ? Quand et pourquoi changent-ils ? Qu’en est-il des noms de rues, de montagnes, de fleuves ?
Qu’est-ce qui sert à nommer ? Eh bien ! Tout ce qui fait partie de l’entourage des hommes : les animaux (île Moustique, lac Taureau, Sierra Leone), les parties du corps (lac de l’Œil, dents du Midi, bouches du Rhône), les couleurs (Blanc-Sablon, Cap-Rouge, Rivière-Bleue), les formes (lacs Rond, Triangle et Carré, tous trois à l’est du réservoir Gouin), l’histoire… En fait, on trouve dans les toponymes autant de banalités que d’originalités, ce qui en fait des sujets parfaits pour étudier non seulement les lieux, mais aussi l’humain qui les nomme !
Le livre n’est pas avare d’exemples : il décline en 50 chapitres plus de 2 000 noms de lieux (du lac A au lac Zut) –, sans compter environ 600 surnoms (de la Grande Acadie, surnom d’un rang de Yamachiche que le seigneur de l’endroit a concédé à des réfugiés du Grand Dérangement, à Yiddishland, surnom de la capitale lituanienne avant que les Juifs n’en soient chassés par les nazis). Et il s’agit rarement de simples énumérations : presque systématiquement, les faits, l’histoire et les explications accompagnent les appellations, regroupées par thèmes dont la pertinence n’a d’égale que les désignations ludiques (« Mille ne veut pas toujours dire 1 000 », « Des pays bêtes » ou « La multiplication des Pierre »).
Bien que toujours réels, les toponymes n’expriment pas toujours la vérité. Ainsi, « au Québec, plus de 60 noms de lieux font référence à la baleine. Est-ce à dire que tous ces endroits ont vu passer ces gigantesques cétacés ou même en ont vu un s’y échouer ? » Pas du tout ! Le nom peut venir, par exemple, de la forme d’un rocher, comme c’est le cas d’au moins deux « anses à la Baleine », la première à l’est de Rivière-du-Loup et la seconde près de Rimouski. La légèreté avec laquelle on s’approprie ce vocable fait conclure à l’auteur que « les baleines ont le dos large » !
Quoique sérieux, parce que rédigé par un homme qui a consacré sa vie professionnelle à la géographie, le livre est écrit sur le ton léger de celui qui n’a plus rien à prouver. On y trouve notamment plusieurs anecdotes savoureuses, comme cette histoire de la rue de l’Hôpital, dans une petite ville de France, qui débouche sur la rue de l’Abattoir… Dans la même veine, l’auteur précise qu’il ne faut pas nécessairement « émettre des doutes sur la qualité de l’enseignement au Mexique du fait qu’à Mexico, dans la Colonia Federal où les rues portent des noms de ministères, les rues Educación Pública et Universidad Nacional mènent toutes deux à la rue Asistencia Pública ».
Outre ces clins d’œil, l’ouvrage nous livre de nombreuses pages d’histoire entourant, par exemple, les changements de noms de pays (Ceylan devenu Sri Lanka, Haute-Volta devenue Burkina Faso, Formose devenue Taïwan) ou de villes (Saint-Pétersbourg devenue Leningrad, puis à nouveau Saint-Pétersbourg, Byzance devenue Constantinople, puis Istanbul). Dans la veine historico-politique, le géographe ne ratera évidemment pas l’occasion de rappeler le cas de la « côte du Labrador », dossier sur lequel il s’est maintes fois prononcé au cours de sa carrière. On sait en effet que la province de Terre-Neuve comporte « le Labrador », un territoire de plus de 400 000 km2 qui lui a été attribué à l’issue d’un long litige finalement tranché par le Conseil privé de Londres, alors que les documents définissant la colonie de Terre-Neuve ne lui attribuaient en fait que « la côte du Labrador ». Le Conseil privé, pressé de se prononcer, a décrété que « la côte » incluait tout le bassin versant de l’Atlantique. « On pourrait discuter longuement de la cohérence et de la valeur juridique, géographique et historique de cette décision arbitrale, mais contentons-nous de souligner l’erreur toponymique », se contient l’auteur, pour respecter « l’esprit de ce livre ». Il enchaînera donc allégrement sur le fameux 26, rue du Labrador, que tous les tintinophiles connaissent, pour nous dire que cet odonyme évoque, en fait, dans la vraie vie, la rue Terre-Neuve, au numéro 26 de laquelle a vécu la grand-mère d’Hergé à Bruxelles.