Roman peut-être, mais qui attire l’attention sur des enjeux mondiaux autant et mieux qu’un essai. La Norvège, accoucheuse de la notion de développement durable, mérite aussi la palme en ce qui touche à la mise en œuvre de ce mode de gestion des ressources. La Norvège a compris, peut-être pas parfaitement, mais beaucoup mieux que tous les autres États, y compris les deux nôtres, que les pays ne pratiquent le développement durable que s’ils mettent de côté les revenus de l’exploitation pétrolière ou gazière et n’en dépensent que l’usufruit. Raisonnement simple et logique : si l’on dépense au jour le jour les revenus de la ressource, que restera-t-il quand la ressource sera épuisée ? Corollaire impitoyable, un développement n’est durable que s’il conserve dans un fonds intangible la valeur de la ressource. Fort bien, dira-t-on, mais, en vertu de l’adage voulant que « les peuples heureux n'[aient] pas d’histoire », cette cohérente sagesse devrait n’engendrer qu’un roman pétri de bonnes intentions et donc voué à paver l’enfer. Ce n’est pas le cas. L’auteur de Brut triomphe du cynisme de l’adage, même s’il lui faut pour cela provoquer une fêlure dans la sérénité norvégienne.
Car, laissent entendre plusieurs des personnages de Brut, la Norvège devrait se sentir mal à l’aise dans sa trop ostensible vertu. Combler ses citoyens grâce aux revenus du pétrole, n’est-ce pas, tout de même, pousser à la consommation d’un produit asphyxiant ? Se donner mission de récompenser par des prix Nobel les personnalités jugées méritantes à l’échelle mondiale, n’est-ce pas démesurément prétentieux ? Pourquoi tant de mondialisme dans l’ambition et tant de provincialisme quand vient l’heure de composer le jury du Nobel ? N’est-ce pas un peu tardif et hypocrite de créer un poste de responsable de l’éthique au sein d’un empire pétrolier après avoir, des années durant, imposé des conditions de travail inhumaines aux plongeurs des plates-formes de forage ?
Qu’on se rassure pourtant. Dalibor Frioux n’écrit pas une thèse de doctorat. Son écriture est puissante, pleine, musclée, et ses personnages ne sont pas des syllogismes à pattes. Par ailleurs, à peine a-t-on ressenti avec un certain malaise que le développement durable n’est pas la fin de l’histoire, mais qu’il exige peut-être une éthique plus exigeante encore, que Frioux entrouvre la porte sur le choix inverse : que se passerait-il si un gouvernement norvégien épris de valeurs opposées optait pour une idéologie plus mercantile, plus conforme au néolibéralisme ambiant ?
Le roman pousse ainsi à l’avant-scène un personnage inattendu : la Norvège elle-même avec son exigence éthique abrupte et inconfortable.