Elle a vraiment existé ; Alice Ernestine Prin était la muse de plusieurs artistes du Paris des années 1920. À la fois modèle, modiste, meneuse de revue, celle que l’on surnomma « la reine de Montparnasse » a posé pour de grands photographes comme Brassaï ou Man Ray et pour des peintres comme Kisling et Kees van Dongen, qui l’ont transformée en une icône culturelle des Années folles.
Entre le roman et le récit, Avec ou sans Kiki débute comme un pèlerinage culturel, à un siècle de distance, dans le Paris des 6e et 14e arrondissements où vécut Kiki de Montparnasse (1901-1953), à l’époque effervescente des mouvements dadaïste et surréaliste dont elle fréquenta assez peu les membres, à part son mentor Man Ray, à la fois artiste et cinéaste d’avant-garde. C’est d’ailleurs le torse charnu de Kiki que l’on peut contempler en couverture du beau livre sur Paris Montparnasse à l’heure de l’art moderne, 1910-1940 (Terrail), de Valérie Bougault, et à la fin du film Retour à la raison (1923), facilement trouvable sur Internet.
La substance de cet essai se concentre sur la célèbre Kiki, frivole et impulsive, tandis que de nombreux passages plus introspectifs nous transposent au XXIe siècle, sur les mêmes lieux, mais en l’absence de Kiki – d’où le titre de l’ouvrage. Ce recul narratif fait l’originalité du livre. Dans des moments de repli sur soi, l’écriture devient alors noircie, angoissée (« Ô tourments ! »), parfois vengeresse, peut-être libératrice, et les traumatismes mal refoulés remontent aussitôt à la surface : « Mes poupées cassées ou démembrées, les yeux révulsés, les cheveux dressés sur la tête, entassées dans un coin du salon. Je crachais dessus et j’y mettais le feu ». Autrement dit, ces éléments biographiques sur « la reine de Montparnasse » côtoient ce qui peut s’apparenter au journal intime d’une Montréalaise séjournant dans le Paris d’aujourd’hui, visitant des endroits mythiques, des musées, les cafés et autres lieux privilégiés de rendez-vous, dont un point de réunion de prédilection : la légendaire brasserie La Coupole (qui existe toujours), illuminant le boulevard Montparnasse.
Tous ces lieux chargés d’histoire, le public américain les a (re)découverts, avec un siècle de retard, dans le merveilleux film Minuit à Paris, de Woody Allen. Toutefois, l’exercice autobiographique, sans illustrations, que signe Brassard ne prétend nullement se substituer à une biographie exhaustive de la pulpeuse Kiki de Montparnasse ; on ne peut que présumer que les anecdotes évoquées dans ces pages sont authentiques, même s’il n’y a pas de notes en bas de page (mais tout de même une bibliographie en fin de volume). D’ailleurs, d’innombrables ouvrages, livres de souvenirs et albums illustrés lui ont déjà été consacrés, et même une autobiographie, auxquels s’ajoute une magnifique comédie musicale d’Hervé Devolder. Au passage, la narratrice nous gratifie de quelques-unes de ses propres expériences de séduction pour le moins pimentées – à la Kiki de Montparnasse – se situant dans un petit hôtel du quartier de la Rive gauche en particulier ; on en déduit que l’admiration fait place à l’identification au personnage de Kiki.