Dernier texte de l’immense artiste morte la plume à la main en novembre 2021, le fragment d’un roman en devenir – qui aurait constitué le douzième volume du cycle Soifs – rappelle que cette fascinante œuvre littéraire « reste donc ouverte », comme le souligne Élisabeth Nardout-Lafarge dans sa présentation du manuscrit inachevé.
Augustino, Augustino ou l’illumination, Augustino apparu Encore gamin dans le premier livre de Soifs en 1995, le travailleur humanitaire Augustino vit maintenant en Inde, où il combat une nouvelle lèpre et constate l’éternelle répétition des horreurs. « Nous attendons les ordres de notre chef, nous les attendons pour vous tuer. » Augustino – ou l’unique Marie-Claire Blais, qui sait – garde cependant espoir : « survivrait-elle, cette Terre, à toutes ses blessures qu’Augustino lui-même en serait guéri ».
Née à Québec en 1939, l’écrivaine atypique se fait rapidement remarquer avec La belle bête, publié en 1959, et obtient la reconnaissance internationale avec Une saison dans la vie d’Emmanuel, qui remporte le prix Médicis en 1966. Depuis, son incroyable souffle narratif et son immense courage pour plonger dans les plus grandes atrocités contemporaines lui valent le respect et l’admiration de tous. Elle sera lauréate de plusieurs prix importants, dont le Prix du Gouverneur général – quatre fois –, le prix Prince-Pierre-de-Monaco et le prix Gilles-Corbeil.
De l’île de Key West, petit paradis où elle vivait, plus près de La Havane que de Miami, Marie-Claire Blais n’avait de cesse de s’intéresser aux exclus et aux marginaux. Elle entremêlait avec délicatesse les drames du passé aux horreurs du présent.
L’artiste engagée affiche dans sa dernière œuvre les mêmes préoccupations que toujours et déploie le même talent narratif pour communiquer son désarroi face à l’actuel chaos. Est présent bien entendu Augustino, qui parle entre autres du destin de ses ancêtres morts pendant la Shoah : « Mon grand-père Joseph jouait des fragments de ce concerto, à genoux, devant ses bourreaux dont l’oreille était si raffinée pour la musique ». Sa voix se confond avec celle d’un soldat perdu dans la jungle du Vietnam, puis avec celles des survivants du massacre raciste de Tulsa, en Oklahoma, il y a 100 ans : « il fallait implorer Dieu qui était noir que les assassins ne reviennent plus ». En écho, il y a la voix de Rumsfeld, qui a déclenché l’invasion de l’Irak en 2003 et qui vivait jusqu’à récemment bien tranquille dans son ranch.
Pandémie, crise climatique, errance des réfugiés, rien n’a échappé à Marie-Claire Blais. La visionnaire lucide n’a peut-être pas vu l’Ukraine être broyée par l’envahisseur russe, mais elle devait bien s’en douter, car la compassion l’habitait, et elle savait de quelles pires bassesses l’humain est tristement capable.
Fort émouvante, la dernière phrase d’Augustino ou l’illumination demeure à peine ébauchée, comme un ultime message de l’écrivaine : « il était encore leur roi », sans majuscule, sans point. Toute interprétation de ce qu’aura voulu dire l’humaniste éclairée est possible. Son testament.