En mai 1860, quand il est choisi pour représenter le nouveau Parti républicain aux élections présidentielles de l’automne, Abraham Lincoln se voit propulsé à la tête d’une coalition regroupant des mouvements politiques divers (Parti whig, Parti démocrate, Free Soil Party, etc.), réunis autour d’un idéal antiesclavagiste commun. Pour fédérer ces différentes forces politiques afin de sauver l’Union – son élection ayant de facto entraîné la sécession des États sudistes –, Lincoln aura le coup de génie de réunir dans son cabinet quelques-uns de leurs principaux chefs. C’est l’histoire de cette coalition d’adversaires politiques qui est au cœur du livre de Doris Kearns Goodwin intitulé en anglais Team of Rivals, The Political Genius of Abraham Lincoln.
Abraham Lincoln, L’homme qui rêva l’Amérique n’est donc pas une biographie au sens classique du terme. Après sa lecture, on ne saura rien de l’enfance de Lincoln (pas même la date ou le lieu de sa naissance), rien de son parcours scolaire, rien des expériences qui ont façonné sa vie intellectuelle ou sentimentale et on connaîtra très peu de choses sur sa vie professionnelle d’avocat itinérant. Kearns Goodwin ne s’intéresse qu’à l’homme politique qui entre sur la scène nationale en 1860. Surtout, elle s’intéresse à ses relations avec les membres de son cabinet de guerre, en particulier avec ses trois adversaires lors de la convention de Chicago.
Ainsi fait-on de larges incursions dans la vie de William Henry Seward, le puissant sénateur whig de l’État de New York, que tout le monde donnait victorieux à la convention de mai 1860, qui deviendra secrétaire d’État (ministre des Affaires étrangères) et le confident politique le plus proche de Lincoln. Du groupe se détache également la figure d’Edward Bates, juge à la retraite et paterfamilias comblé, à la feuille de route politique prestigieuse, qui deviendra procureur général (ministre de la Justice). Kearns Goodwin nous présente également le plus ardent des défenseurs de l’idéologie antiesclavagiste, Salmon P. Chase, l’ancien chef du Free Soil Party. Devenu secrétaire au Trésor dans le cabinet Lincoln, il est dépeint comme un allié politique incontournable, mais imbu de sa propre importance.
À travers la correspondance de ces hommes et celle de leurs proches, à travers leurs témoignages et les journaux intimes des personnes qui les côtoyèrent, Doris Kearns Goodwin nous les donne à voir aussi bien dans leur vie publique que dans leur vie privée. Tout en exploitant abondamment et avec beaucoup d’à-propos une documentation de première main, l’auteure évite le double piège de l’austérité académique et de l’hagiographie. En lieu et place, elle nous gratifie d’un récit vif et passionnant sur l’un des plus tragiques épisodes de l’histoire des États-Unis tout en brossant le portrait « à hauteur d’homme » d’un personnage politique qui a profondément marqué l’histoire de son pays et dont les idéaux ont nourri de grands espoirs partout dans le monde.