Il y a des livres par lesquels il vaut mieux ne pas commencer pour aborder un auteur. Par exemple, Face aux ténèbres de William Styron, une œuvre peut-être moins aboutie que les autres, puisque issue d’une conférence, où le romancier américain raconte comment il s’est sorti d’une profonde dépression qui l’a mené au bord du suicide. Il m’a fallu dix ou quinze ans avant d’oublier cette expérience peu concluante et de plonger, par hasard, dans un autre livre du même auteur, celui-là puissant : La marche de nuit. Quand on a aimé ce petit roman inspiré d’un fait réel survenu dans le corps des Marines, lors d’un entraînement avant la guerre de Corée, on ne peut qu’être attiré par ce recueil de textes posthumes que vient de publier Gallimard, À tombeau ouvert. Deux nouvelles sont complètement inédites (« La maison de mon père » et « Elobey, Annobón et Corisco »), tandis que les trois autres (« Blankenship », « Marriott le marine » et « À tombeau ouvert ») ont paru dans un périodique américain. Certains de ces textes devaient faire partie d’un roman que l’auteur a finalement abandonné pour écrire Le choix de Sophie, œuvre qui connut un grand succès dès sa parution en 1979 malgré une certaine controverse. Tous, à des degrés divers, parlent du traumatisme de la guerre, « de la place quasi obsessionnelle » (quatrième de couverture) qu’elle occupe dans l’œuvre du romancier.
Styron dit devoir beaucoup à son prédécesseur Faulkner, écrivain du sud des États-Unis, comme lui. Toutefois, son écriture est plus simple, épurée, ses personnages, malgré la violence qui les entoure et à laquelle ils participent nécessairement, apparaissent parfois tendres et fragiles. Sa clairvoyance humaine, par exemple quand l’un de ses personnages évoque sa pire peur, celle d’avoir l’air faible devant ses compagnons marines dans un débarquement au Japon alors que tous risquent la mort, est excessivement touchante, surtout lorsqu’on pense que l’auteur s’est lui-même engagé pour combattre à la fin de la Seconde Guerre, « la « bonne guerre », « la guerre qui devait mettre fin à toutes les guerres » – mais le conflit se terminera avant qu’il n’arrive à destination. De même, l’ambiguïté des sentiments d’un de ses alter ego à propos de son retour au sein du corps des Marines pendant la guerre de Corée, mélange de dégoût et de fierté.
Après une telle lecture, on est mieux « armé » pour affronter Face aux ténèbres, et en comprendre la douloureuse intensité.