Pour ceux qui l’ignorent, Gérard Genette (1930-2018) est un théoricien du récit qui a énormément compté ces quarante dernières années.C’est son œuvre qu’analyse David Turgeon. Mais voici : Turgeon analyse Genette en imitant ostensiblement Genette, pour montrer comment ce dernier fabriquait ses lectures et s’arrangeait pour pimenter ses textes de péripéties rhétoriques. Selon Turgeon, tout essai théorique s’écrit comme un récit d’aventures et la rhétorique jouecomme une mise en scène. La proposition me plaît. L’auteur démonte ainsi un préjugé : l’essai théorique serait un genre sans style. Quiconque a lu Genette ou Roland Barthes sait que ça n’est pas tout à fait exact.
L’essai de David Turgeon est bien un essai (ou je ne m’y connais pas), mais un essai, comment dire ? –pour le moins singulier, qui tour à tour m’irrite (j’y reviendrai) et me fait sourire d’un sourire doux-amer parce que j’y revois tout ce que j’ai aimé et tout ce qui m’a agacé au cours de mes études littéraires.C’est surtout un essai brillant. J’ai reconnu et goûté la manière Genette, ses tics d’écriture (que je reproduis moi-même ici, ironiquement). Quiconque ne connaît pas l’œuvre de Genette, quiconque ignore ce qu’est le métalangage littéraire, ma foi, se sentira perdu dans ces considérations sur la métalepse, la catachrèse, l’épanorthose et autres monstruosités. Épanorthose : si le mot fait peur (ou sourire), la chose est pourtant simple. Comme le propos de Turgeon ? La rhétorique comme construction langagière permet de simuler l’objectivité, une objectivité qui, dans le domaine des études littéraires, n’existerait que comme manière d’écrire. L’essayiste fait subir à l’œuvre de Genette une transformation que Genette lui-même théorisait. Il s’agit de « lire Genette comme écrivain », d’étudier la posture théorique comme style, quand Genette « se montre tirant les ficelles de son discours » dans « la mise en scène de sa pensée ».
On découvre aussi Genette qui croise le fer avec ses pairs. Turgeon présente les théoriciens (du moins ceux des études littéraires) comme des aventuriers qui s’attaquent au dragon (tel objet théorique ou concept nouveau), tout en cherchant constamment à se ménager le meilleur rôle ou la meilleure place au royaume des idées.
J’ai aimé lire Genette. C’est même un des théoriciens que je goûtais autant que n’importe quel essayiste. Mon irritation (j’y reviens) ne tient donc pas à ma méconnaissance de l’œuvre genettienne ni à un agacement initial dont les traces se manifesteraient jusqu’à ma lecture de Turgeon, qui nous livre ici un travail solide, curieux, documenté et stimulant.
Je ne le cache pas : la démonstration lasse par moments. En lisant, je me suis mis à musarder. Puis voici qu’apparaissentJorge Luis Borges et Jean Paulhan, qui me redonnent de l’élan.
Une question capitale traverse ce travail : « [L]e langage peut-il dire quelque chose ? » La question mène tout droit à cette autre (ou elle en découle) : peut-on parler des œuvres littéraires ?
La conclusion polémique d’À propos du style de Genettem’a rendu mon ardeur intellectuelle : comment redonner à la littérature son lien fragile avec le monde réel ? Je rassure ici David Turgeon : le « monde réel » n’est lui aussi qu’une construction. Je suppose que je ne lui apprends rien.Qu’importe. Son livrepeut se refermer n’importe où, et se rouvrir de même. Sa glose incessante me fait de nouveau entrevoir la futilité de la littérature, et le besoin immense que j’en ai eu, que j’en ai et que, tout compte fait, j’en aurai probablement longtemps, histoire de m’accommoder avec un réel le plus souvent déprimant.
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