La couverture et le titre mettent l’accent sur Gérard Filion, mais Michel Lévesque, fort du témoignage de Gilles Lesage, a tôt fait de partager l’hommage entre Filion et André Laurendeau, entre celui qui valorise le tranchant de la hache et celui qui, plus délicat, s’en remet au scalpel. Complémentarité, doit-on préciser aussitôt, plutôt qu’opposition ou tension entre deux styles. Si l’on s’en tient aux balises que constituent l’arrivée et le départ de Filion, le duo régnera d’avril 1947 à février 1963 et réussira à assurer la survie du journal. Au cours de cette quinzaine d’années, Le Devoir publiera 4823 textes d’opinion dont Lévesque retient une « substantifique moelle » de 70 éditoriaux.
L’introduction de Lévesque est élaborée et élogieuse. Les thèmes récurrents sont dûment identifiés : chasse aux coquins, nationalisation de l’électricité, relations de travail, empiètements du fédéral, soutien à la diaspora francophone, etc. Quiconque a quelque peu fréquenté Le Devoir s’attendait à ces heureux entêtements. Ce qui étonne et qui montre la complicité du Devoir de Filion avec son époque, c’est la méfiance du journal à l’égard de la ville et même de l’État. Filion s’inquiète de l’urbanisation galopante, préfère l’automobile au métro et juge encore et toujours récupérables les ineptes structures du monde québécois de l’éducation. Sans doute en raison de l’appui que donnent les presbytères à un journal financièrement fragile, Filion vole au secours du clergé dès qu’une flèche lui est adressée. C’est ainsi qu’il blâme André Siegfried d’avoir osé décrire le Québec comme un pays soumis au cléricalisme. On constatera, autre connivence du Devoir de Filion avec son temps, le manque d’intérêt du journal pour la condition féminine et la culture. Heureusement, Laurendeau est là qui, plus que Filion, ne limite pas la culture à un festival. On s’étonnera en constatant que Le Devoir, que l’on imagine aujourd’hui voué viscéralement à l’antiduplessisme, ne s’est dressé contre le « cheuf » qu’en 1956, soit après bien des détours: appui à l’Union nationale aux scrutins de 1935, 1936, 1939 et même 1944, au Bloc populaire en 1948, neutralité dédaigneuse en 1952… Et Adélard Godbout, auquel le Québec doit pourtant le vote des femmes et Hydro-Québec, reçoit du Devoir plus de coups que d’éloges.
Aujourd’hui encore, c’est le style fougueux de Filion qui demeure dans l’oreille. Filion se faisait d’ailleurs un point d’honneur de demander à sa plume l’efficacité meurtrière de la hache ou de la rapière. « Le journaliste n’écrit pas pour être admiré, mais être compris. Les lecteurs sont des gens pressés. » Il eut pourtant la sagesse de laisser s’exprimer en toute élégance le raffinement d’André Laurendeau et de Jean-Marc Léger.