Femme d’exception, Éva Circé-Côté est sortie de l’ombre grâce à la biographie que lui a consacrée l’historienne Andrée Lévesque, Éva Circé-Côté. Libre-penseuse, 1871-1949 (Remue-ménage, 2010).
Poursuivant le même but, soit de donner sa place dans l’Histoire à une femme qui lutta contre l’obscurantisme, Pierre Roberge en fit le sujet de son premier roman, après avoir découvert qu’Éva Circé avait été la première directrice de la première bibliothèque de la métropole. Une pionnière dont l’auteur n’avait jamais entendu parler au cours d’une carrière de trente ans dans le réseau des bibliothèques montréalaises.
Son histoire se déroule à l’époque où monseigneur Bruchési règne sur tous les aspects de la vie, s’immisçant dans la sphère publique. Aussi, la première bibliothèque de Montréal ne contient-elle que des ouvrages techniques et religieux, ceux de littérature et de philosophie étant considérés comme dangereux pour la morale et la foi. Éva Circé dirigera cette bibliothèque qu’au cours des ans elle tentera d’enrichir en dépit de l’intransigeance de l’Église, avec sa loi papale de 1559 et son Index. Parallèlement, elle pratique le métier de journaliste sous divers pseudonymes masculins et féminins. Libre-penseuse et femme de caractère, elle milite pour l’émancipation des femmes, lutte en faveur des écoles supérieures laïques pour filles et la démocratisation de l’enseignement aux frais de l’État. Éva Circé, qui deviendra Éva Circé-Côté, est de tous les combats pour dénoncer la pauvreté, les injustices, y compris l’homophobie – et ce, il y a un siècle !
En 1905, elle épouse Pierre-Salomon Côté, jeune médecin de cinq ans son cadet. L’idylle naît à la Bibliothèque technique, où il se rend quotidiennement pour des recherches. D’une timidité paralysante, Pierre-Salomon n’arrive pas à aborder directement Éva. Il lui écrit donc un billet qu’il insère, tel un signet, dans le livre qu’elle doit elle-même replacer sur les rayons. Le procédé ne manque pas d’humour. Éva lui répond en laissant tomber du chariot qu’elle pousse près de lui, Satan, ses pompes et ses œuvres, ou Discours sur les désordres ordinaires du monde, sapant toutes les vertus et innocentant tous les vices, d’Héliodore de Paris, livre d’où dépasse un papier. Ils échangeront ainsi pendant quelques mois avant qu’Éva ne lui fixe un rendez-vous sur la place publique où se tient la démonstration de la première automobile. Pierre-Salomon, connu comme médecin des pauvres, est aussi un homme engagé et progressiste qui compte parmi ses amis des membres de L’Émancipation, loge maçonnique. À sa mort prématurée, en 1909, éclate un scandale. Éva est au cœur de la tourmente. Elle a appuyé la volonté de Pierre-Salomon d’être incinéré, chose interdite par l’Église. Mgr Bruchési refuse l’inhumation des cendres en terre consacrée et menace de sanctions les notables qui ont suivi le cortège jusqu’au cimetière protestant, à moins qu’ils ne s’en repentent publiquement.
Le titre du roman, À la fin tu es lasse de ce mode ancien, premier vers du poème « Zone » que l’on peut lire dans le recueil Alcools d’Apollinaire, évoque le progressisme et la clairvoyance de cette insoumise cultivée qui échangeait avec son amoureux des œuvres du poète précité bien avant qu’il ne soit reconnu.