Les perspectives qu’ouvre cet excellent roman nous sont peu familières. Tout, dans notre médiocre familiarisation avec le Régime français, nous fait considérer l’Anglais comme l’envahisseur et ses alliés autochtones comme de fourbes et sanguinaires prédateurs. On devrait pourtant supposer la réciproque et imaginer que des massacres furent également perpétrés par nos ancêtres francophones. Rares sont les affrontements où tous les excès sont commis par une seule partie. L’audace de Mylène Gilbert-Dumas, ce sera de nous faire vivre la peur telle que pouvaient la ressentir elles aussi les populations de la Nouvelle-Angleterre. Leur peur à elles, c’était que se produise un déferlement de soldats français et d’Indiens attachés à leur cause et que ces « méchants » scalpent à satiété et repartent en traînant à leur suite un troupeau de captifs. Peur d’ailleurs justifiée, car le pire survient et c’est un bien pitoyable rassemblement de femmes et d’enfants qui entreprend son voyage forcé vers le Québec des papistes. La Nouvelle-France avait, en 1704, réalisé contre la paisible Deerfield l’équivalent du massacre de Lachine.
Le voyage dure si longtemps et affronte si cruellement les difficultés hivernales que la nature véritable des uns et des autres finit par se révéler. Les attaquants ne sont pas tous des fauves sans conscience, les prisonniers ne sont pas tous destinés au poteau de torture, des mSurs existent qui valorisent le partage et la compassion, des adoptions se dessinent qui pourraient convenir aussi bien aux « maîtres » qu’aux enfants blancs. L’art de Gilbert-Dumas consistera à laisser les révélations se préciser à leur rythme, naître des comportements quotidiens, découler d’humbles circonstances plausibles. Ce sera aussi de mener de front l’ébranlement des anciennes certitudes et la remise en question des choix amoureux ; découvrir une autre culture, c’est aussi réévaluer ses affections. Jusqu’à la fin, la culture originelle résistera.