Comment parler d’un essai que l’auteur prétend vide ? Que dire d’un livre dont l’auteur fait le pari d’intéresser son lecteur en tournant indéfiniment autour du pot ?
Étienne Beaulieu n’en est pas à ses premières armes en matière d’essai et on le tient généralement pour un maître du genre parmi les auteurs québécois contemporains. Fidèle à ses propres exigences, il nous offre ici une œuvre à la fois audacieuse et érudite. Dans ce nouvel opus, le sujet et la manière de l’aborder s’avèrent toutefois un peu déroutants. Dès la première page, l’essayiste prend soin de minimiser les attentes quant à ce que nous pourrions apprendre du personnage autour duquel il a tissé son livre : « [J]e ne connais presque rien de Thomas Aubert, mais c’est justement de ce rien dont je vais m’emparer immédiatement pour le monter en épingle et en faire notre épopée collective, notre cœur inexistant, notre vide à traverser pour arriver au bout de tout à ne pas exister comme tout un chacun ». Beaulieu ouvre donc son jeu dès le départ, avouant se livrer à un pur exercice de funambulisme intellectuel et langagier.
L’échafaudage littéraire érigé par l’essayiste a tout de même un point d’ancrage, si fragile soit-il : quelques mots ayant supposément traversé les siècles jusqu’à ce que lui-même y trouve matière à enquête. Giovanni Battista Ramusio, auteur d’une somme d’écrits géographiques au milieu du XVIe siècle, rapporte que Thomas Aubert aurait fait le voyage de Dieppe au Nouveau Monde en 1508, à titre de capitaine d’un vaisseau nommé La Pensée. Le fait aurait été consigné à l’origine par un certain Pierre Crignon, un autre obscur navigateur français. Ramusio aurait traduit le manuscrit de Crignon en italien, ces notes ayant été par la suite retraduites en français moderne au XIXe siècle. Admettons que cela constitue une preuve d’existence pour le moins ténue. Curieux d’en apprendre davantage sur l’énigmatique maître Aubert et sa non moins énigmatique traversée, Beaulieu se serait rendu à Dieppe, aurait consulté les archives, sans découvrir aucune preuve consistante de l’existence du marin. On remarquera que je continue d’utiliser le conditionnel à propos des démarches de l’essayiste, tant il insiste sur l’idée que tout repose sur du vent. N’empêche, au fil du texte, il émerge des phrases « incompréhensibles et tout entortillées », par bribes, un contexte historique, des réflexions philosophiques, et Beaulieu finit par créer une sorte de suspense. Malgré les prétentions de l’auteur à ne traiter que d’une absence, le mot vide émaillant d’ailleurs le propos jusqu’à plus soif, le lecteur, emporté par ce qu’il découvre, espère néanmoins une révélation. Du fait des nombreuses mises en garde du genre « votre estomac m’en voudra à la toute fin de l’avoir tant mis en appétit sans jamais le rassasier vraiment d’une vraie substance », on se dit que l’auteur veut ainsi nous tendre une perche. Au-delà d’un premier niveau d’énoncé, l’essai a pour effet de semer le doute sur nos certitudes, dont les bases sont souvent fragiles. Sans conteste, il s’agit là d’une performance littéraire virtuose. On admirera, ou pas.