Dans 14, Jean Echenoz s’intéresse à une matière différente de celle qui a inspiré ses romans les plus récents. Alors que Ravel, Courir et Des éclairs étaient centrés sur des vies réelles – celles d’un compositeur, d’un sportif et d’un scientifique célèbres –, le dernier livre d’Echenoz met en scène des personnages totalement inventés. L’auteur pose toujours un regard rempli d’empathie sur ses semblables, mais cette fois-ci, il revient à des êtres ordinaires. Dans un style laconique, la quatrième de couverture fait allusion à ces figures anonymes, à leur destin et aux liens qui les unissent : « Cinq hommes sont partis à la guerre, une femme attend le retour de deux d’entre eux. Reste à savoir s’ils vont revenir. Quand. Et dans quel état ».
Par ailleurs, l’intérêt du roman ne réside pas que dans le potentiel dramatique de l’intrigue. Ce n’est pas tant l’histoire que le coup d’œil jeté sur le contexte horrible de la guerre, le ton propre à l’auteur qui, sans se priver de révéler des détails atroces sur la vie dans les tranchées, parvient à nous faire sourire. Ce sont surtout les éléments du quotidien qui donnent tout son sens au récit. Très documenté, l’écrivain nous rappelle au passage les innovations techniques qui ont eu pour objectif de tuer ou de mutiler des êtres humains en plus grand nombre, les traces, les dégâts laissés tantôt sur le corps des blessés, tantôt sur le terrain de la première guerre industrielle où s’abat un « perpétuel tonnerre polyphonique ». Malgré tout, c’est sans verser dans le tragique, et sans pour autant banaliser les événements qu’il accomplit ce tour de force. On pourrait parler d’un humour qui évite le cynisme, d’un point de vue distancié, de cette légèreté de ton qui caractérise d’ailleurs l’ensemble de l’œuvre d’Echenoz. Dans certains passages, on retrouve même une certaine autodérision dans la façon de dépeindre l’horreur : « Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder encore sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d’autant moins quand on n’aime pas tellement l’opéra, même si comme lui c’est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui cela fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c’est assez ennuyeux ».
Autre chose qui étonne, autre décalage : celui entre l’ampleur du sujet et la concision du roman. Alors qu’une guerre comme celle de 1914-1918 appelle naturellement le format d’une fresque, Echenoz nous raconte une tranche de vie d’une année en quelque 125 pages, par une narration extrêmement dense. Cette brièveté prive le lecteur, celui qui a pris goût au style particulier d’Echenoz, du plaisir qu’il a à le lire, mais cette simplicité ne fait que rendre l’écriture plus émouvante.