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Auteur/autrice : Denis Landry
Ainsi créent-elles sur nos écrans. Télé, vidéo, ciné
L’intention est ambitieuse : traverser les lieux de la télévision, des jeux vidéo et du cinéma au Québec, et observer la présence des femmes, leur rôle et les influences qu’elles y exercent, leurs avancées et les contraintes qu’elles subissent. Vingt-sept voix discutent de questions aussi variées que l’autochtonie, la colonisation, l’identité de genre, les violences sexuées diverses, l’hétéronormativité ou l’héritage culturel sur nos écrans.
Dès l’introduction de Pour des histoires audiovisuelles des femmes au Québec1, la bonne nouvelle est étayée de chiffres édifiants. Un collectif nommé Moitié-Moitié constate qu’à peine 16 % du budget 1985-1986 de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) sont alloués aux femmes. Vingt ans plus tard, la proportion chutait à 8 %. Grâce au travail exemplaire de Réalisatrices équitables, organisme créé en 2007, Téléfilm Canada annonce en 2016 la parité femmes-hommes dans un délai de trois ans, décision à laquelle souscriront l’Office national du film du Canada et la SODEC. Tremplin pécuniaire qui révèle quantité de talents et donne des ailes aux réalisatrices. Pour n’en nommer qu’une, Louise Archambault signe en 2019 non pas un mais deux films millionnaires2, Il pleuvait des oiseaux et Merci pour tout. Comme si ce précédent ne suffisait pas, son tout récent film, Le temps d’un été (2023), est déjà millionnaire.
Que l’on soit prévenu(e), l’ouvrage collectif repose sur plusieurs postures idéologiques. Dans l’introduction, on peut lire : « Nous entendons le mot femme comme désignant toute personne s’identifiant comme telle, rejetant l’idée que ce terme fait référence à une catégorie fixe ou hermétique, ou à l’un des pôles du binairehomme-femme ». Cela établi, il n’empêche que l’ensemble théorique du livre se déploie pour l’essentiel autour de créations de femmes, et on n’y croise que de rares hommes transféminins. Une collaboratrice parle de sa position de chercheuse blanche du québec3, eurodescendante et occupante du territoire. Autre exemple, dans le premier texte, l’essayiste et professeur Martine Delvaux propose une hypothèse étrange, selon laquelle le féminisme devrait se revêtir de l’idéologie queer (pour autant que l’on comprenne ce que veut dire ce mot de tant de confusions) et se demander : « Que serait un féminisme qui échouerait à sauver les autres ou à se reproduire, comme l’écrit [Jack] Hallverstam, un féminisme dont l’objectif serait son propre échec ? » N’a-t-on peut-être pas compris la charge d’ironie que véhicule cette hypothèse ?
Les histoires audiovisuelles dont il est ici question empruntent un spectre étendu de couleurs. Mireille Dansereau, première Québécoise à signer un film de fiction, La vie rêvée, en 1972 et réalisatrice de 26 films, quadrille ses 50 ans passés dans la cité du cinéma où, sans faillir, elle n’a cessé de témoigner de la complexité d’être femme dans le Québec contemporain. Pour sa part, l’Abénakise Kim O’Bomsawin, scénariste et réalisatrice, pointe sa caméra sur une variété de sujets, la musique, la justice, la poésie. La violence faite aux femmes autochtones est toutefois le point focal du texte. Le silence qui tue (2018) a créé le choc en tentant de comprendre cette tragédie innommable, celle des femmes et filles autochtones disparues et assassinées, évaluées par la GRC à mille cent quatre-vingt-une.
Depuis deux décennies, l’autochtonie est explorée par les femmes qui ont pris d’assaut le monde des arts visuels, de la littérature et du cinéma et « apportent une contribution remarquable aux médias audiovisuels qui portent les voix de Premiers Peuples au Québec et au Canada ». Parmi elles, Sonia Bonspille Boileau, la vétérane Alanis Obomsawin et Tracy Deer. À mille lieues de la princesse Pocahontas ou de la squaw Perle de rosée, la série Mohawk Girls, signée Tracy Deer, qui a pris l’affiche sur la chaîne APTN4 de 2014 à 2017, est ici comparée à un Sex in the City mohawk, portée par une subtile subversion.
Du côté de la vidéoludique, on n’éprouvera aucune surprise à constater que les filles, moins rompues aux jeux vidéo dans leur jeune âge, entrent en formation peu préparées, qu’elles seront dès lors minoritaires dans le milieu professionnel5, lequel continue de donner à voir des personnages féminins rares et stéréotypés. Comme si ce n’était pas suffisant, le portrait se complète par les comportements toxiques qui font « partie de la réalité quotidienne des joueurs et des joueuses dans la majorité des communautés en ligne ». Il est aussi dit que si une conceptrice de jeux obtient un succès, on la trouve exceptionnelle, mais si elle échoue, elle devient la preuve que les femmes n’ont pas leur place dans l’industrie. Cette rhétorique est aussi vieille que le monde patriarcal. Si le regard se portait au-delà de la ligne d’horizon contemporaine, il apparaîtrait vite que les pionnières en médecine, en architecture ou en ingénierie ont eu droit très précisément au même traitement. Parlez-en aux premières astrophysiciennes, marathoniennes, plombières ou grutières.
Le cinéma trouve place à la fin de l’ouvrage en synecdoque, privilégiant quelques films. Le texte de Chloé Savoie-Bernard en particulier croise des fils narratifs littéraires et cinématographiques, et évoque ces « terribles vivantes » à qui les femmes doivent tant, les Louky Bersianik, Jovette Marchessault, Nicole Brossard, France Théoret, Luce Guilbeault, Pol Pelletier. L’analyse polysémique, voire polémique, n’hésite pas à remettre en question la doxa d’une certaine pensée qui réduit le féminisme de la deuxième vague à un groupe de féministes blanches éduquées : « […] je considère cette affirmation [comme] anachronique, parce qu’elle demande à rebours à une production artistique de répondre aux exigences éthiques du présent et, surtout, parce qu’elle fait disparaître une diversité qui existait réellement à l’époque ».
En bref donc, des choix pluriels, subjectifs, étonnants parfois, qui relatent diverses histoires et non unehistoire audiovisuelle des femmes au Québec. Au vu de l’épaisseur de l’ouvrage, la nuance est de taille.
1. Collectif sous la direction de Julie Ravary-Pilon et Ersy Contogouris, Pour des histoires audiovisuelles des femmes au Québec. Confluences et divergences, « Vigilant·e·s », Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2022, 378 p.
2. Les longs-métrages québécois qui atteignent le million de dollars de recettes sont qualifiés de millionnaires.
3. Par ce procédé grammatical, l’autrice « cherche à décentrer et ainsi à décapitaliser le pouvoir hétéropatriarcal de l’état colonial du québec […] ».
4. Aboriginal Peoples Television Network (en français, Réseau de télévision des peuples autochtones).
5. L’industrie du jeu vidéo québécois est l’une des plus florissantes au monde, mais les femmes n’y vivent pas mieux. Les autrices Gabrielle Trépanier-Jobin et Élodie Simard rappellent le scandale de harcèlement sexuel chez Ubisoft Montréal, en 2020, où régnait un climat malsain, allant jusqu’à la terreur.Que me restera-t-il de Milan Kundera ?
En juillet 2023, Milan Kundera aura quitté « la planète de l’inexpérience », ce monde où on ne vit, plus ou moins maladroitement, qu’une seule fois, ce monde dans lequel nous avançons à tâtons sur des « chemins dans le brouillard » où nous risquons sans cesse de nous égarer. Il laisse derrière lui une œuvre remarquable, profondément et volontairement irrécupérable, inscrite dans un dialogue continu avec l’histoire de son art, le roman – et pourtant, et c’est peu dire, il aura tant donné à l’essai.
Du roman, Kundera recherchait la sagesse . . .
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Des BD tchèques pour tous les goûts
Milan Kundera ne prisait guère le neuvième art. À ma connaissance, ses œuvres n’ont pas été adaptées en bande dessinée. Aussi ai-je pensé déplacer légèrement les projecteurs vers des bédéistes de nationalité tchèque. J’ai retenu trois albums de belle tenue, et de genres, de thématiques et de styles fort différents.
L’histoire de la bande dessinée tchèque débute essentiellement dans les années 1930. Longtemps limitée au créneau pour enfants, surtout durant les années les plus restrictives du . . .
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Trouver Kundera
Je me souviendrai toujours de l’émotion ressentie quand j’ai lu mon premier roman de Milan Kundera : L’insoutenable légèreté de l’être. Il venait de paraître et j’étais alors étudiant en philosophie.
Dès la première ligne du roman, il est question de l’idée de l’éternel retour présente chez Nietzsche. Cette idée n’est pas que mentionnée au passage pour étaler une érudition de façade. Kundera la développe et y trouve à la fois légèreté et pesanteur.
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Milan Kundera : De l’insoutenable légèreté de l’être à l’insatiable quête de beauté
« On ne peut reprocher au roman d’être fasciné par les rencontres de hasard », écrit Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être, par leur multiplication qui nous offre autant de motifs et de raisons d’être ébloui par la virtuosité du romancier. « Mais, poursuivait-il, on peut reprocher à l’homme, entendu ici dans son acception universelle, d’être aveugle à ces hasards, à leur répétition, et de priver ainsi la vie de sa dimension de beauté, d’une expérience plus riche. » Son œuvre, qu’il nous faut lire et relire, est un . . .
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Jeanine Garanger, une étoile filante
L’œuvre publiée de l’écrivaine française Jeanine Garanger (1908-1998) tient sur le fil de quelques années seulement : des poèmes en vers libres, Bouts d’essais (1936), des tableaux en prose, La petite haie (1937), puis deux romans, Déroute (1938) et Crescendo1 (terminé en avril 1940 mais publié trois ans plus tard, probablement à cause de la guerre), dont la qualité d’écriture lançait une carrière qui n’a malheureusement pas eu de suite.
Après la guerre . . .
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Acadieman : une certaine réalité de l’Acadie
Daniel Omer LeBlanc était poète, mais c’est comme bédéiste qu’il a connu le succès. Il écrivait ses poèmes dans un français standard, rarement familier, et les aventures de son personnage Acadieman en chiac.
Daniel Omer LeBlanc est né le 23 février 1968 à Moncton. Après ses études à l’école secondaire Mathieu-Martin (1986), il s’installe à Montréal et obtient un baccalauréat en beaux-arts, options cinéma et littérature anglaise, à l’Université Concordia (1990). Il reste à Montréal, où il travaille comme cinéaste et musicien . . .
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Un parfum de regret
Je n’avais pas cinq ans. Assis sur le lit de mes parents, je regardais la télévision diffuser en boucle les images des Jeux olympiques de Calgary. Le présentateur s’enthousiasmait de cette compétition d’envergure mondiale qui avait lieu dans notre pays. Cela aurait pu me surprendre car il ne parlait que du Canada et je pensais, en ce temps-là, que mon pays s’appelait Montréal mais qu’importe, il avait la fierté contagieuse. On s’accommode de bien des bizarreries quand on n’a pas cinq ans.
Je ne sais plus de . . .
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Correspondance entre Robert Lalonde et Jonathan Harnois. L’autre est parfois un raccourci vers soi-même
Écrire, comme peindre ou toute autre activité créatrice, vise avant tout à répondre à un besoin, à une exigence, voire à combler un manque existentiel. S’y consacrer requiert un engagement personnel inconditionnel. Un engagement de tous les instants.
Lorsqu’en apparence – et peut-être davantage dans ces cas-là – on semble libéré de ce besoin viscéral, de ce désir d’une vie augmentée que seule la confrontation avec ce qui est plus grand que soi peut combler, ce besoin n . . .
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Un essai-choc sur les liens entre islam et islamisme
Voici un livre de nature à marquer le débat public sur la laïcité et le vivre-ensemble au Québec. Les auteurs, experts des relations interethniques et des aspects politiques reliés à l’islam, remettent en question quelques idées convenues sur les liens entre islam et islamisme, de même que sur les rapports entre la population d’origine arabo-musulmane et le reste de la société québécoise.
Islam et islamisme en Occident . . .
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Pour une relecture des fictions voyageuses québécoises
Depuis quelques décennies, l’ailleurs semble occuper une place de plus en plus importante dans les fictions québécoises. Certains critiques ont même parlé d’une tendance à l’ailleurisme, par opposition à une époque du passé où régnait un iciisme. Qu’en est-il vraiment ? Le projet de recherche Fictions de voyage : quand la littérature du Québec parcourt le monde (XXe-XXIe siècles) a justement entrepris de constituer une vaste compilation de romans exotopiques en vue de réexaminer cet attrait pour l’ailleurs et ce qui . . .
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Francine Pelletier : le questionnement en question
« Peut-on encore poser des questions ? » : c’est ainsi que la journaliste, documentariste et féministe québécoise Francine Pelletier titrait sa chronique dans le quotidien Le Devoir en avril 2020, pressentant, un mois à peine après le début de la pandémie, « une certaine censure – ou du moins, une certaine façon de faire – flottant dans l’air », au regard des réactions critiques aux mesures prises par nos gouvernements. Son départ du journal, en 2022, après sa chronique controversée « La pandémie revue et corrigée », a été l’occasion . . .
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Marguerite Andersen : le parcours d’une vie en écriture
Marguerite Andersen, la grande dame des lettres franco-ontariennes, ainsi qu’on la surnommait, est décédée en octobre 2022 à l’âge de 97 ans. Son désir d’écrire était demeuré intact, aussi nécessaire et viscéral qu’il avait pu être tout au long de sa vie. S’éclipsait-il momentanément, elle ne s’inquiétait pas trop ; l’absence ne serait que passagère, aimait-elle à dire. Ainsi en est-il pour ses lecteurs, qui peuvent la retrouver en se replongeant dans ses livres.
On ne peut que se réjouir . . .
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Faire connaissance avec COLiN. Entretien avec René Audet
Le Catalogue des œuvres littéraires numériques (COLiN), réunissant près de 400 fiches d’œuvres produites au Québec (oui, oui, 400 !), a été lancé en janvier 2023 par Littérature québécoise mobile – pôle Québec. Sa vocation principale est de conserver des traces des diverses pratiques en arts littéraires numériques québécois, pratiques souvent peu connues du grand public car peu mises de l’avant par les canaux littéraires traditionnels. Immersion dans le monde de COLiN avec René Audet, professeur de littérature à l’Université Laval.
Frédérique Dubé : René, avant de faire connaissance avec COLiN, pouvez-vous nous éclairer sur la grande question : « Qu’est-ce que la littérature numérique ? » Qu’est-ce qui peut être considéré comme une œuvre littéraire numérique ?
René Audet : La littérature a besoin d’un véhicule pour exister, une modalité de publication (à entendre dans son sens primaire : une modalité pour rendre public un texte). Traditionnellement, le livre a joué ce rôle, pour des raisons économiques autant que symboliques. La montée des outils numériques a montré que les écrans pouvaient se substituer au livre comme modalité de publication : c’est un support médiatique, qui permet de propulser un contenu culturel vers son public.
Les œuvres littéraires numériques ne se servent pas du numérique comme d’un simple canal de diffusion (c’est la situation des livres diffusés au format PDF ou ePub). Elles sont créées avec des outils numériques et sont liées à ce contexte technologique pour exister – on ne pourrait les imprimer sans perdre une part importante de leur expérience. On pense ici à l’interactivité, aux rapports intermédiatiques avec du son et de l’image, aux modalités de navigation dans le texte. Cette diversité de paramètres entrant dans la composition des œuvres a pour conséquence d’ouvrir à un vaste éventail de formes possibles pour la littérature numérique.
F. D. : Maintenant que nous en savons davantage sur ce qu’est une œuvre littéraire numérique, pouvez-vous nous glisser un mot sur cette pratique au Québec, sur les œuvres qui ont fait davantage parler d’elles, sur les artistes québécois(es) qui sont derrière ces œuvres ?
R. A. : Le Québec reste une petite culture, en regard des hégémonies culturelles existantes (États-Unis, France, Angleterre…). La pratique numérique y est peut-être étonnamment importante, toutes proportions gardées. Nous avons nos propres figures de précurseurs : Jean A. Baudot dans les années 1960, Jean-Yves Fréchette et Louis-Philippe Hébert à partir des années 1980. La montée du Web et des outils démocratisés de création a changé la donne, ouvrant sur des générations de créatrices et de créateurs qui ont voulu expérimenter ce type d’écriture à leur façon. Un documentaire a été réalisé par Geneviève Allard, à l’initiative des Productions Rhizome (Une historicité de la littérature numérique québécoise) ; il s’agit d’un complément fort intéressant à cette perspective sur la pratique québécoise de la littérature numérique.
F. D. : Parlez-nous de la naissance de COLiN. Quand avez-vous commencé à penser à ce projet ? D’où est née l’idée de bâtir un catalogue ? Quelle est sa vocation ?
R. A. : Nous avons eu l’intuition pressante de créer cette ressource parce que la réalité singulière de la pratique littéraire numérique au Québec était somme toute inconnue, sauf de quelques rares personnes impliquées étroitement dans le milieu. Il faut ajouter que les premiers acteurs de cette pratique vieillissent, d’une part, et que d’autre part les œuvres elles-mêmes tendent à disparaître – contrairement aux livres, qui ont la capacité de se maintenir sur une tablette de bibliothèque quasi éternellement.
C’est dans le contexte du projet de recherche en partenariat « Littérature québécoise mobile », financé par le Conseil de recherches en sciences humaines et dirigé par Bertrand Gervais, que cette entreprise a pu voir le jour. Le Laboratoire NT2, du même Bertrand Gervais, avait déjà repéré plusieurs œuvres d’art et de littérature hypermédiatiques ; nombre de chercheurs du projet connaissaient quelques exemples qu’ils affectionnaient. Toutefois, il n’y avait pas de regard d’ensemble, balisé par une définition inclusive des œuvres littéraires numériques. C’est pourquoi nous avons créé le COLiN, de façon à établir et à mettre de l’avant le corpus littéraire numérique du Québec, actuel et de sa (courte) histoire.
F. D. : Comment trouver une œuvre sur COLiN ? Chaque œuvre du catalogue ayant sa fiche, pouvez-vous nous expliquer ce qui constitue les fiches (structure, champs) ?
R. A. : Nous avons créé un catalogue qui donne une description des œuvres ; nous n’hébergeons ni ne sauvegardons ces œuvres, ce qui poserait d’énormes problèmes logistiques et technologiques. On peut donc consulter la banque de données pour parcourir les fiches consacrées à autant d’œuvres ; la recherche pourra être menée en utilisant des mots-clés, en passant par les catégories (format, genre, technique, support, thème) ou encore en naviguant sur une ligne du temps.
Chaque fiche cherche à décrire de la manière la plus systématique qui soit l’œuvre retenue : contexte de création, modalités techniques, résumé/description, réception critique éventuelle et, dans la mesure du possible, quelques captures d’écran pour garder une trace de l’apparence de l’œuvre ou du site.
De façon un peu plus technique, nous utilisons le logiciel Omeka S, un outil en code source ouvert, pour constituer des collections numériques ; les champs correspondent au standard descriptif Dublin Core.
F. D. : Comment avez-vous procédé pour recenser, pour dénicher les œuvres littéraires québécoises qui se trouvent actuellement dans votre catalogue – rappelons-le, des œuvres ayant une forte teneur littéraire et une composante numérique dominante ?
R. A. : C’est un véritable travail d’enquête que nous avons dû mener, car les œuvres numériques ne font pas l’objet d’un inventaire systématique (comme le permet le dépôt légal pour les livres). Pas de répertoires, pas de listes de publications – qui plus est, pour des œuvres très hétéroclites : entre un vidéopoème et un jeu vidéo à teneur littéraire, il y a une différence majeure, une différence aussi dans les publics visés et, donc, les canaux de diffusion utilisés.
Diverses stratégies ont été mobilisées : recherche dans la presse et les magazines pour retrouver d’anciennes œuvres ; utilisation de répertoires en ligne, même très datés, constitués par des amateurs ; repérage d’œuvres québécoises dans des répertoires internationaux d’œuvres numériques ; exploration de listes de publications d’éditeurs numériques ; bouche à oreille… Il n’y avait pas de mauvaise piste à suivre !
F. D. : Dans un article paru dans le Carnet de la Fabrique du numérique, vous dites que votre équipe n’a pas eu un regard critique sur les œuvres recensées, car votre mandat est d’observer et d’analyser l’évolution des pratiques dans le temps. Quelle est l’incidence de cette posture, selon vous, sur le contenu du catalogue ?
R. A. : Nous n’avons pas voulu établir un canon ou une liste de meilleures œuvres – des œuvres qui auraient une plus grande qualité littéraire ou utilisant de façon plus inventive les ressources numériques. Le but était d’attester la pratique, pour mieux cerner éventuellement son évolution, ses étapes de mise en place. Il ne faut pas oublier qu’il faut souvent une période de tâtonnement avant d’arriver à des productions plus réussies ; pour arriver à une pratique mature, il faut des amateurs, des précurseurs qui défrichent les possibles et qui expérimentent (même si parfois ils le font avec moins de bonheur ou de succès). Avec une littérature numérique si jeune, il nous importait de ne pas opérer de sélection d’emblée, pour avoir une perspective globale la plus neutre possible. Le catalogue reflète cette diversité d’œuvres, dont l’intérêt littéraire est parfois discutable, mais dont l’intérêt historique est indéniable !
F. D. : Vous avez dû rencontrer plusieurs embûches durant vos recherches et pendant l’élaboration du catalogue. Il n’y a qu’à penser, entre autres, à l’obsolescence des technologies de programmation utilisées par les artistes ou à l’éphémérité, volontaire ou non, des œuvres. Comment avez-vous composé avec ces embûches ?
R. A. : C’est là la réalité même des pratiques numériques : elles sont dépendantes de la technologie qui les supporte. Et la technologie évolue très vite (pas uniquement les machines mais aussi le code, les langages de programmation) ! L’exemple le plus frappant est l’abandon, en 2020, du logiciel Flash, qui avait permis la création de milliers d’œuvres hypermédiatiques depuis une vingtaine d’années… On le considérait comme un standard ; pourtant, du jour au lendemain, il s’est effondré. C’est aussi le cas, moins tapageur mais aussi déterminant, d’œuvres auto-hébergées qui disparaissent soudain, leur responsable n’ayant pas renouvelé son hébergement Web ou son nom de domaine. Il y a certes des façons de contourner le problème (des émulateurs Flash, la consultation de la Wayback Machine de Internet Archive – une mine d’or !), de façon à avoir un accès, même partiel, à ces œuvres. Cela reste un compromis, mais tout de même précieux pour garder des traces de cette production culturelle.
F. D. : Le contenu des fiches est destiné à la recherche, mais est-ce possible de l’utiliser à d’autres fins ? Si oui, à qui et à quoi ce contenu pourrait-il servir selon vous ? Les enseignant(e)s en littérature au cégep auraient-ils (elles) avantage à se tourner vers COLiN ? Y aurait-il une exploration possible par les jeunes du secondaire ? Les institutions muséales, les centres d’artistes, les associations d’écrivaines et écrivains pourraient-ils recourir à COLiN ?
R. A. : La ressource a été créée dans un contexte de recherche, mais elle n’est pas réservée à des utilisations scientifiques. Les fiches sont aisément parcourables par une personne qui n’est pas spécialiste ni des études littéraires ni de culture numérique. L’idée était d’offrir une vitrine aux œuvres littéraires numériques pour développer la curiosité d’abord et avant tout ! Bien sûr, cette banque de données contribue à faire exister, à légitimer cette pratique culturelle. Toutefois, la suite appartient largement à ses utilisatrices et utilisateurs : s’agira-t-il d’une source d’inspiration pour de jeunes créatrices ? Des enseignants mobiliseront-ils des exemples tirés du COLiN pour montrer la transformation des modalités de publication ? Des organismes culturels pourront-ils mieux situer de nouvelles demandes de financement en création à l’aune de cette mouvance qu’ils saisissaient peut-être mal ou trop partiellement ? C’est évidemment le souhait qui est le nôtre : que les gens se l’approprient, qu’ils y trouvent des œuvres qui les étonnent, qu’on nous suggère telle ou telle nouvelle entrée grâce à la modalité de transmission dans la page « À propos » du site, que des jeunes prennent conscience qu’avant Snapchat, TikTok et BeReal, il existait une panoplie de modalités pour construire un regard sur notre réalité à partir des outils qui nous sont proposés.
F. D. : Quelle est la suite des choses ? Que va-t-il se passer avec ou pour COLiN dans les prochains mois ? Votre équipe nourrit-elle encore le catalogue ? Qu’allez-vous faire pour rendre plus découvrables le catalogue et les œuvres qui s’y trouvent ?
R. A. : Le principal sprint de travail est derrière nous, mais la ressource continuera d’évoluer, au fil des découvertes et des renseignements obtenus. Nous avons d’emblée voulu contribuer à fixer l’existence de ces œuvres (qui n’ont pas de code ISBN ou d’autre référentiel stable) : c’est pourquoi chaque œuvre du COLiN a été ajoutée à Wikidata, la banque de données derrière Wikipédia, ce qui permet d’associer un code d’identification à chaque nouvelle entrée. Le recours à cette ressource partagée contribuera à pérenniser des œuvres qui autrement disparaîtraient ; le travail de la recherche scientifique participera lui aussi à cette inscription dans la mémoire culturelle en approfondissant peu à peu nos connaissances sur la pratique des œuvres littéraires numériques.
* Image tirée du livret d’accompagnement de Daniel Canty (réalisateur et scénariste), Einstein’s Dreams – The Miracle Year, DNA Media, 1999. Design graphique : Richard Yasushi Eii.
** « J’ai mis tes mots dans mes pas », image tirée de l’œuvre L’Arpenteur de Bleu diode en collaboration avec Jean-Yves Fréchette [topo.art/arpenteur].
Le Salon ! Un espace de diffusion numérique à la Maison de la littérature de Québec
Le Salon de la Maison de la littérature, espace de diffusion numérique créé au printemps 2023, vise à faire rayonner les arts littéraires. Sur cette vitrine, nous trouvons plus d’une centaine de balados et d’œuvres audio, une cinquantaine de vidéos et quelques œuvres littéraires hypermédiatiques (numériques). Nous pouvons également explorer les littératures autochtones ou découvrir les contenus de la Maison de la littérature et de ses nombreux partenaires ; pensons entre autres au festival Québec en toutes lettres, à la Maison des arts littéraires de Gatineau ou à Kwahiatonhk !, le Salon du livre des Premières Nations.
Cet espace est le reflet numérique de ce qui se passe à la Maison de la littérature, en mettant en avant activités et contenus que celle-ci réalise avec ses partenaires. Amateur(-trice)s comme expert(e)e des arts littéraires y trouveront leur compte. De nouveaux contenus seront ajoutés régulièrement, et la phase 2 permettra de se créer un compte utilisateur ou des listes de lecture ainsi que d’accéder à du contenu payant.
Avons-nous le cœur au poème ? Hommage au poète Luc Perrier
Le poète Luc Perrier naît le 29 septembre 1931 à Sainte-Famille-de-l’Île-d’Orléans. Poète du temps qui passe, homme libre, profondément engagé dans sa société, il sera préoccupé, toute sa vie, par le sort de ses semblables.
Son recueil Des jours et des jours fut le premier à être publié dans la collection « Les Matinaux », aux débuts de L’Hexagone, en 1954. Luc Perrier fait paraître un second recueil, Du temps que j’aime, en 1963. Ces deux livres . . .
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Une autre Amérique. Version Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque
Ils étaient unis dans l’intime et dans la représentation. Ils nous ont fait voir autrement les commencements de l’Amérique. Ils nous ont donné à réfléchir sur notre rapport aux êtres et aux choses.
Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque nous avaient habitués à une présence dont on mesure encore mieux la valeur aujourd’hui, par l’effet de manque. Marie-Christine Lévesque est décédée en 2020 et son amoureux nous a quittés à son tour moins d’un an plus tard, en mai 2021. Heureusement pour nous . . .
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Les Lumières des femmes
Françoise Héritier (1933-2017) et Michelle Perrot (1928-) ont été au XXe siècle ce que Voltaire, Émilie du Châtelet ou Condorcet furent à leur siècle. Elles ont toutes deux éclairé ce tournant de l’histoire où l’impensé de l’humanité – soit que la moitié des hommes sont des femmes, comme l’énonçait si bien Louky Bersianik – surgissait et s’imposait dans chaque sphère de la pensée. Parmi d’autres étoiles, Françoise Héritier et Michelle Perrot ont illuminé le ciel, soudain porteur de toutes les promesses. L’une est anthropologue/ethnologue et l’autre, historienne.
L’autrice et journaliste Laure Adler emprunte au premier long-métrage de la cinéaste Agnès Jaoui, Le goût des autres, le sous-titre de son ouvrage sur l’anthropologue et ethnologue Françoise Héritier1. Ce goût des autres campe précisément l’essence de cette femme d’exception. Ni biographie, ni chronique, l’ouvrage constitue un récit-hommage à la scientifique, à la femme de cœur, à l’amie de longue date. Un récit tout simple, marqué de sauts dans le temps ou d’ellipses qui parfois nuisent à la fluidité de la lecture et brouillent les repères chronologiques.
N’empêche, il est passionnant de découvrir la petite-fille de paysans, tant du côté maternel que du côté paternel, qui, à peine la vingtaine entamée, déserte la maison familiale pour une chambre de bonne, oriente ses études dans une autre direction pour devenir, 50 ans plus tard, la « mamie savante » et la sentinelle avancée de la cause des femmes. Un pas après l’autre, elle s’éloigne du rôle d’épouse bourgeoise auquel on l’avait destinée. La rupture consommée, elle en est la première étonnée. À la suggestion d’un ami, elle se joint en ces temps-là à la fine fleur intellectuelle qui se rassemble au séminaire de Claude Lévi-Strauss, à la Sorbonne. Son esprit tombe littéralement amoureux de celui de son futur mentor et d’une discipline émergente, l’anthropologie sociale. Lévi-Strauss, déjà célèbre, reconnaît le talent de sa jeune étudiante et intègre sur l’heure celle-ci à l’équipe du laboratoire qu’il crée au Collège de France, où elle devient la deuxième professeur élue de la vénérable institution.
Sur le terrain
De fil en aiguille, Françoise Héritier amorce un cycle de recherches2 dans les villages samo de la Haute-Volta (aujourd’hui le Burkina Faso). D’emblée, elle reconnaît des affinités secrètes entre elle-même, l’Afrique et les Samo. Cette rencontre, sans partage jusqu’à la fin de sa vie, se doublera d’une passion, celle d’observer comment les gens vivent et s’inventent des règles sans le savoir. Sa position de chercheuse se précise : ne pas devenir l’Autre, plutôt rester soi pour mieux le comprendre. Structuraliste, l’anthropologue marche dans les traces de Lévi-Strauss. Sa spécialité, l’étude de la parenté, est un domaine qu’elle qualifie à la fois d’abscons et de terrifiant. À contre-courant de plusieurs de ses collègues, la timide mais opiniâtre Françoise Héritier traque les ressemblances, les éléments structurels communs, les invariants des sociétés humaines, et développe son « armature conceptuelle ».
À l’aube des années 1960, elle entreprend une nouvelle mission au Bona, région des Hauts-Bassins, de nos jours hors d’atteinte puisqu’elle se trouve encerclée par les djihadistes. Tôt, Françoise Héritier s’avise de l’élargissement de l’islam, note le recul de la pratique catholique et l’effritement de l’animisme. Devant cette progression rapide, elle observe que la religion islamique est « ressentie comme plus africaine et lavée de la tache d’être arrivée dans les fourgons du colonisateur ». Chemin faisant, elle décortique l’effet de l’islam sur les femmes, qui se font de plus en plus invisibles. Elle conclut qu’il s’agit là d’une manière de tirer le même fil pour aller jusqu’au bout de « l’enfermement définitif des femmes pour leur appropriation ».
Cette valence différentielle entre les sexes
Premier ouvrage savant que l’anthropologue signe seule, L’exercice de la parenté (1981) offre des avancées théoriques et politiques majeures mais, selon Laure Adler, « personne ne s’en rendra compte au moment de sa parution3 ». Bien que la scientifique garde le cap sur un travail structuraliste pur et dur, elle introduit la dominance du masculin. Si Claude Lévi-Strauss y voyait un phénomène naturel, elle y déchiffre pour la première fois dans sa discipline ce fait universel, soit « l’appartenance à un sexe comme constitutive du rapport au monde », tant sur le plan symbolique que sur le plan réel. Le concept de la valence4 différentielle entre les sexes constitue la synthèse de 30 ans de recherches. Elle se demandera ce qui sépare les femmes des hommes. « Les femmes possèdent ce privilège exorbitant de faire à la fois des filles et des garçons, donc les femmes font des hommes. De ce pouvoir des femmes, les hommes ont voulu se prémunir en contrôlant cette capacité de reproduction5. » Ainsi, elle ébranle les fondements du structuralisme de son maître, qui ne le lui pardonnera guère. Entre lui et sa principale disciple, la querelle deviendra peu à peu « philosophique, anthropologique et politique ».
Entre-temps, le maître a vieilli. Plusieurs se croient appelés à lui succéder au Collège de France, et la bagarre est rude. Contre toute attente, le choix définitif de Claude Lévi-Strauss se porte sur celle qu’il estime désormais son égale, Françoise Héritier, au grand dam des collègues masculins qui n’épargneront rien à cette dernière ; ils n’hésiteront pas à l’ignorer, à lui faire la gueule ou à la brocarder. Sourde au persiflage et autres ragots, elle lance, malgré une maladie de plus en plus invalidante qu’elle tient secrète, un cycle d’études sur l’anthropologie du corps, et la première observation qui s’impose est celle de l’existence de deux sexes, oscillant entre l’identique et le différent. Dans les débats actuels sur l’occurrence de multiples sexes/genres (gender, selon le terme anglais qui appelle tant de cafouillage), sans assises génétique, hormonale, biologique ou reproductive, il serait utile, histoire de remettre du bon sens dans la confusion générale, de relire ses travaux.
Laure Adler nous rappelle l’esprit curieux de sa docte amie qui préside avec un supplément d’humanité le Conseil national du sida, de 1989 à 1994, qui prend position aussi bien sur la laïcité que sur le mariage pour tous ou les droits des femmes et qui n’hésite pas à trancher net dans nos dernières illusions. Que ce soit clair, il n’y a jamais eu de matriarcat primitif. Quand Laure Adler soutient, de façon erronée, que la question de la domination masculine n’est pas dans l’esprit du temps des années 1980, il y a fort à penser que son regard francocentré a généré un angle mort. Au contraire, cet esprit du temps a procuré un terreau fertile à la diffusion des idées progressistes de Françoise Héritier, dont le principal regret serait d’avoir « été trop nunuche » dans sa jeunesse, elle qui se qualifie dans son grand âge de « conductrice en insoumission ».
Tant de choses restent à dire sur cette œuvre et cette vie que la lecture de l’ouvrage de Laure Adler révélera. Avant tout, celle-ci donnera un goût irrépressible de connaître davantage Françoise Héritier.
L’anthropologie et l’histoire s’embrassent
Le 27 mars 2015, l’anthropologue Françoise Héritier et l’historienne Michelle Perrot s’embrassent, sous l’œil ému de Laure Adler. Françoise remet alors la Légion d’honneur à Michelle devant Laure, témoin officielle de la cérémonie.
Dans une approche semblable à celle de Laure Adler, Eduardo Castillo propose à son ancienne professeur, la réputée Michelle Perrot, de tenir une série d’entretiens autour de l’histoire des femmes6. Ainsi se remémore-t-elle que, au début des années 1970, elle a remis en cause son enseignement toujours fidèle aux ouvriers, à l’histoire économique et sociale, mais où les femmes sont inexistantes. Entourée de cinq collègues, elle amorce un processus d’appropriation. Première tâche à l’agenda, lire tous les travaux d’anthropologie et d’histoire sur les femmes. Si le viseur de l’Histoire va au-delà du pouvoir politique, des guerres et autres événements publics, et qu’il pointe, après un travelling avant, sur la vie privée, la famille, la maladie, la mort et le quotidien, les femmes passent en gros plan et les sources se multiplient, lesquelles se trouvent dans des correspondances, des journaux intimes, des témoignages d’inconnues. Ce travail de déblaiement révèle combien les militantes de la première heure étaient drôles. « Ne nous libérez pas, on s’en charge », scandaient-elles sur un ton mi-amusé mi-ironique.
En tête de peloton, Michelle Perrot a donné ses lettres de noblesse à l’histoire des femmes marquée par des abîmes de silence et la rareté, quand ce n’est pas l’absence de sources fiables. Son apport se traduit par de nombreux ouvrages, mais son haut fait politique demeure sans conteste Histoire des femmes en Occident7. En duo avec l’éminent médiéviste Georges Duby, tous deux en collaboration avec 68 spécialistes, elle signe cette publication en 5 tomes, dont la portée s’étend depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle. L’idée que les femmes ont raison de se penser libres plutôt que victimes sous-tend ce vaste travail.
Pareille idée traverse aussi Le temps des féminismes, lequel a le mérite d’aborder les principales questions qu’il résume, sans véritablement plonger au cœur des controverses. Les sujets qui fâchent, tels que l’identité de genre, le wokisme, le voile islamique et l’intersectionnalité, sont survolés. Au demeurant, le peu d’assurance de l’historienne sur ces sujets est perceptible, tout comme celui de son interlocuteur. Par exemple, ce que le voile, nommé ici bout de tissu, sous-tend et symbolise à la fois est ignoré, mais plus loin l’évocation de la lutte que mènent les Iraniennes produit une soudaine volte-face. L’autrice y affirme qu’elles « paient de leur vie leur refus de l’obligation du voile, clairement dénoncé comme instrument de domination ».
Joyeuse mais pas trop
L’histoire en général ne présente jamais une évolution linéaire, ni celle des femmes. Les temps forts de cette « évolution des cinquante dernières années dessinent une révolution » ; ils ont été suivis par une période que l’on pourrait qualifier de consolidation et d’inscription des droits dans les faits. Puis, en 2017, un séisme planétaire nommé #MoiAussi met à nu le noyau dur des relations femmes/hommes, celui sur lequel se butent ou se fracassent tant de destins féminins.
Très nuancée, l’historienne a cette heureuse réflexion : somme toute, les postures universaliste et essentialiste, à l’origine de tant de morcellements et de divisions, finissent par s’entremêler et se métisser. Ce qui nous suggère que nous aurions tout à gagner à recadrer le mouvement féministe autour des valeurs communes aux femmes, sans égard à la couleur de la peau, à l’ethnie ou à la classe sociale. Michelle Perrot perçoit chez certaines jeunes femmes, révélées par le soulèvement mondial #MoiAussi, une indépendance et une autonomie « animées par une radicalité nourrie par une maturation souterraine ». Elle salue aussi le courage de ces Soudanaises, de ces Russes, de ces Iraniennes qui, souvent au péril de leur vie, conduisent de véritables révolutions dans leur pays. Une note d’espoir clôt ce riche panorama, dans une conclusion titrée Allegro ma non troppo.
Dans 50 ans… ou 500 ans
Dans la constellation des Kate Millet (La politique du mâle, 1970), Phyllis Chesler (Les femmes et la folie, 1972), Elena Gianini Belotti (Du côté des petites filles, 1973), Françoise d’Eaubonne (Le féminisme ou la mort, 1974), Andrea Dworkin (La haine des femmes, 2021) et de nombreuses autres, Françoise Héritier et Michelle Perrot ont toutes deux marqué d’un trait profond le parcours des femmes par leurs recherches scientifiques. Sous leur regard, les inégalités structurelles et universelles dévoilent la primauté des oppressions, celle des femmes.
Quand on observe, médusées, comment le plus haut tribunal étasunien a piétiné le droit à l’avortement, habeas corpus des femmes et droit reconnu depuis un demi-siècle, il paraît difficile de se faire croire que la cause des femmes est entendue… et gagnée. L’historienne et politologue Nicole Bacharan écrit à ce propos : « À 20 ans, j’étais tombée dans le premier piège tendu aux ignorantes : croire que la liberté des femmes était un fait acquis ».
Après ce vaillant travail pionnier à la découverte de notre histoire – herstory comme la nomment les Étasuniennes –, on ne se demande plus si les femmes ont une histoire, mais quelle est cette histoire. La tâche se poursuit selon la trajectoire anthropologique, qui nous aiguille vers l’influence des femmes sur le présent et l’avenir de l’humanité.
1. Laure Adler, Françoise Héritier. Le goût des autres, Albin Michel, Paris, 2022, 267 p.
2. Au total, elle accomplira neuf missions.
3. Laure Adler, op. cit., p. 123-124.
4. Valence est un mot emprunté à la chimie, domaine dans lequel il désigne la puissance d’attraction ou de répulsion d’un objet ou d’une activité.
5. Laure Adler, op. cit., p. 200.
6. Michelle Perrot avec Eduardo Castillo, Le temps des féminismes, Grasset, Paris, 2023, 198 p.
7. Georges Duby et Michelle Perrot (sous la dir. de), Histoire des femmes en Occident, Plon, 5 tomes, 1990-1992.EXTRAITS
Comme Lévi-Strauss, Françoise [Héritier] pense qu’il ne faut pas dépassionner les problèmes et que les émotions et la sensibilité font partie de la démarche scientifique.
Françoise Héritier. Le goût des autres, p. 42.Mais sa capacité à apprendre à tout moment, la fraîcheur de son étonnement, son regard émerveillé lui permettant d’avoir une expérience intime de son prochain, que ce prochain soit son facteur ou un habitant d’un village samo au Burkina Faso.
Françoise Héritier. Le goût des autres, p. 231.L’infériorité des femmes subsume toutes les autres.
Françoise Héritier. Le goût des autres, p. 236.Pourtant vigoureuse à l’université, grâce au travail des historiennes, l’histoire des femmes n’a pas encore pénétré à l’école.
Le temps des féminismes, p. 62.Différence ne veut pas dire identité.
Le temps des féminismes, p. 151.Universel dans sa foisonnante diversité, le féminisme est une manière de révolution dans les rapports entre les sexes, un chemin sinueux, obstiné, vers l’égalité, la liberté et l’amour.
Le temps des féminismes, p. 190.« Les mots tout à coup s’éveillent ». Relire Pierre Morency
Enfin ! Les premiers recueils de Pierre Morency sont maintenant publiés en format poche. Il était plus que temps ! Voilà un événement à souligner, car cette accessibilité nouvelle permet à ses poèmes de rejoindre le grand livre des poètes québécois, dans lequel figurent Émile Nelligan, Hector de Saint-Denys Garneau, Anne Hébert, Alain Grandbois, Gaston Miron et Marie Uguay. Son œuvre est de cette lignée.
Simplement intitulé Poèmes 1966-19861, le recueil regroupe les textes de la rétrospective publiée originalement chez . . .
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Ex-libris, de Matt Madden. La méta-BD dont vous êtes le prisonnier
La bande dessinée se glisse dans les pages de Nuit blanche, non pas dans l’optique de se réclamer de la littérature, mais dans celle de s’affirmer en tant que mode de narration et d’expression à part entière. En se déployant aujourd’hui dans tous les genres, tous les formats, toutes les esthétiques, en pérennisant ses classiques tout en s’offrant toutes les audaces, la BD s’inscrit dans le monde du livre comme l’une de ses composantes majeures, tel qu’en fait foi Ex-libris, le dernier album de Matt Madden.
Ce qui frappe, dès la première planche, c’est le point de vue : toutes les cases sont composées en plans subjectifs. Le regard du lecteur se fond – et se limite – à celui du personnage, de l’unique personnage. Puisque l’on voit seulement à travers ses yeux, on n’aperçoit de lui que ses mains et, plus rarement, ses pieds. La pièce où il se confine lui-même ne contient aucun miroir, on ne verra donc jamais son visage. Si les mains sont d’allure plutôt masculine, l’écriture se révèle toutefois épicène, de manière à favoriser l’identification des lecteurs de tous genres (chapeau à la traductrice Fanny Soubiran).
Ce personnage agit aussi comme narrateur. Il ne s’adresse qu’une seule fois au lecteur, les récitatifs étant surtout rédigés sur le mode de la réflexion intérieure, du journal intime. Il occupe une chambre qu’il a louée comme un naufragé s’accroche à une bouée de sauvetage : « J’ai besoin de retrouver le fil de mon histoire et d’entamer un nouveau chapitre avant de pouvoir ouvrir cette porte et partir ».
Tandis que nous parcourons la chambre des yeux en même temps que lui, il note : « J’éprouve une certaine oppression, comme si le vide et le blanc me cernaient de toutes parts ». En effet, l’endroit s’avère plus que sommairement décoré : un plafonnier, des murs dénudés, un futon posé à même le plancher de lattes de bois… et une étagère qui déborde de livres, plus précisément de bandes dessinées ! C’est dans cette bibliothèque que l’individu croira trouver une inspiration, en même temps qu’un exutoire. Et c’est là que le récit prend une tout autre tournure.
Mises en abîme et panorama
Madden multiplie dès lors les mises en abîme : chaque album qu’ouvre son protagoniste devient l’occasion de plonger dans un livre dans le livre. Ce protagoniste se rend bientôt compte que les extraits qu’il lit, de-ci de-là, tournent tous autour de personnages piégés dans un espace ou une situation. Son butinage dans les livres s’apparentera vite à un jeu de piste, d’autant plus troublant qu’il semble s’adresser à lui.
Les titres figurant dans cette énigmatique bibliothèque, leurs auteurs, leurs héros, tout est fictif, issu de l’esprit – énigmatique, lui aussi ! – de Matt Madden. Il a imaginé les BD dans la BD, du moins les passages que parcourt l’occupant de la chambre, qui vont d’une seule vignette à huit planches. Cet individu s’efforçant de s’échapper par la lecture, s’il est fin seul dans la réalité de la diégèse, en vient à partager les pages d’Ex-libris avec une pléiade d’autres personnages doublement fictifs.
À l’occasion, les niveaux de mise en abîme s’additionnent, créant une manière de vortex vertical qui se conjugue à l’étalement horizontal des genres, des styles. Ex-libris nous convie tout à la fois à une réflexion sur le médium et à un panorama de la production internationale, depuis l’imagerie d’Épinal jusqu’aux tendances du XXIe siècle (telles que la BD documentaire), en passant par les recueils de comic strips, les comic books de super-héros, les mangas, la BD alternative, les récits intimistes, les œuvres conceptuelles jouant avec les codes narratifs (créneau privilégié par Madden)… Les bédéphiles décèleront des ressemblances avec Krazy Kat1, Tales from the Crypt2 ou Rodolphe Töpffer (1799-1846), l’inventeur de la bande dessinée moderne et son premier théoricien3. Un large éventail esthétique est couvert : dessin réaliste ou caricatural, diverses techniques de colorisation ou de noir et blanc, trait à la plume ou au pinceau, ligne claire ou hachures, et ainsi de suite.
Un zeste littéraire
Les littéraires, pour leur part, reconnaîtront l’influence de Borges, Calvino ou Cortázar, ces écrivains novateurs qui ont questionné, notamment, le rapport du lecteur à la fiction et celui du personnage à son statut d’être fictif. C’est d’ailleurs en adaptant Raymond Queneau que Matt Madden s’est fait remarquer en France. Le bédéiste américain a transposé en cases le principe de base d’Exercices de style4 en déclinant une même saynète de 99 façons différentes, dans 99 planches (la quantité de versions demeure la même que chez Queneau, mais la saynète diffère). L’éditeur français L’Association a traduit cet album en 2006. Le retentissement de ces 99 exercices de style a mené Madden à tenir les fonctions de correspondant et de coordonnateur en Amérique du Nord pour l’Oubapo, l’Ouvroir de bande dessinée potentielle – groupe calqué sur l’Oulipo, l’Ouvroir de littérature potentielle, justement cofondé par Queneau. La Maison des auteurs, à Angoulême, l’a accueilli de 2012 à 2016. La France lui a même décerné le titre de Chevalier des arts et des lettres.
C’est dire que, malgré la prémisse de cet article, la démarche de Madden présente une dimension littéraire. Mais l’essentiel se trouve ailleurs : pareillement à 99 exercices de style, son Ex-libris propose une expérience de lecture aussi ludique que pénétrante, qui rend captif le lecteur – comme est captif le locataire de la chambre – et qui le laisse songeur longtemps après qu’il a refermé l’album. À aucun moment la redite ne se fait sentir, puisqu’au-delà des rebondissements, le processus nous entraîne sans cesse plus en profondeur dans l’exploration du mode narratif. Une méta-BD tout à fait recommandée pour qui entretient encore des préjugés envers la bande dessinée, pour qui en a lu au point de se sentir blasé ou pour qui aime les dérapages contrôlés.
* Vouloir s’évader par la lecture mais se voir piégé par les livres.
Albums lus pour cet article :
Matt Madden, Ex-libris, trad. de l’anglais par Fanny Soubiran, L’Association, Paris, 2023, 105 p.
Matt Madden, 99 exercices de style, trad. de l’anglais par Charlotte Miquel, L’Association, Paris, 2006, 208 p.Dans le même registre :
Paul Karasik et David Mazzucchelli, Cité de verre, d’après Paul Auster, « Actes Sud BD », Actes Sud, Arles, 2022 [1995], 144 p.
Jean-Paul Eid, Le fond du trou. Une aventure de Jérôme Bigras, La Pastèque, Montréal, 2023 [2011],46 p. (à paraître à l’automne 2023).
Alexandre Clérisse, Feuilles volantes, Dargaud, Paris, 2022, 142 p.
L’œuvre entière de Marc-Antoine Mathieu.1. George Herriman, Krazy Kat, Les Rêveurs, Montreuil, 2012 (série en cours).
2. Jack Davis, Tales from the Crypt, Albin Michel, Paris, 1999-2000 (série).
3. Lire à ce sujet : Thierry Groensteen, M. Töpffer invente la bande dessinée, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2014, 315 p.
4. Raymond Queneau, Exercices de style, Gallimard, Paris, 1982, 160 p.Correspondance de Stefan Zweig avec Lotte
Alors que les nouvelles, biographies et essais de Zweig continuent de passionner ses lecteurs, ses correspondances qui, au fil des publications, constituent un ensemble considérable, éclairent son existence de créateur précocement favorisée par un succès qui atteint des proportions mondiales jusqu’à son achèvement brutal et tragique en 1942.
Les Lettres à Lotte1 n’ont certes pas la richesse ni l’ampleur des échanges avec, par exemple, Romain Rolland, Gorki, Freud ou Verhaeren, mais elles montrent en mode mineur le grand écrivain dans sa vie quotidienne, domestique et sentimentale. Le texte établi . . .
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Russes et Ukrainiens, les frères inégaux
Le titre de son essai nous donne à penser qu’Andreas Kappeler1 va nous permettre de comprendre comment, à partir d’un même berceau historique, deux ethnies frères, qui se sont développées côte à côte pendant un millénaire, se trouvent empêtrées aujourd’hui dans un conflit qui tient l’Occident en haleine.
La surprise que réserve au lecteur l’essai de Kappeler réside dans le fait qu’il ne porte pas, à proprement dit, sur la genèse récente du conflit entre la Russie et l’Ukraine ; il en présente plutôt les lointaines prémisses.
De tout temps, et jusqu’à tout récemment, les Ukrainiens et les Russes furent considérés et se considéraient eux-mêmes comme des frères. Malgré une apparente dissymétrie sur les plans géographiques, culturels et démographiques, « sous l’Empire des tsars, les différences entre les deux peuples étaient ténues, beaucoup d’Ukrainiens étaient totalement ou partiellement russifiés ». Même sous l’Union soviétique, le frère ukrainien était considéré comme particulièrement proche de la Russie et des Russes – par la langue d’abord, le russe et l’ukrainien appartenant à la famille des langues slaves orientales, et par l’origine ensuite, Russes et Ukrainiens la faisant remonter à la médiévale Rous’ de Kiev, qui englobait, en gros, la Biélorussie actuelle, l’Ukraine et une partie de la Russie, avec Kiev pour épicentre. Cette entité géopolitique, qui avait fait son apparition au IXe siècle, formait une fédération lâche de principautés gouvernées par des branches de la dynastie des Riourikides, le prince de Kiev faisant figure de primus inter pares.
« La fédération connut son apogée au XIIe siècle. La Rous’ de Kiev abrita le ‘berceau commun’ des trois peuples frères selon la formule officiellement en cours sous l’URSS. Certes le berceau ne fut pas préparé par des parents slaves, mais installé par des étrangers : ce sont les Rous’ ou Varègues (des Normands, donc venus de Scandinavie) qui fondèrent la dynastie. »
La Rous’ de Kiev a été et reste le mythe fondateur des nations ukrainienne et russe, des États russe et ukrainien, mais aussi de l’orthodoxie russe et de l’orthodoxie ukrainienne. En effet, « depuis cette époque, la majorité [des Ukrainiens] sont de confession orthodoxe […] L’emploi longtemps dominant du vieux slavon comme langue littéraire fut pendant des siècles un lien fort [qui les unissait] ».
Enfin – c’est bien connu –, rien ne vaut des ennemis communs pour souder des alliances ou créer des fraternités. Dans le cas de la Russie et de l’Ukraine, ce furent, après le Grand schisme d’Orient (1054), leur « haine » du catholicisme romain, vu comme un christianisme dévoyé, et leurs combats mutuels contre les hordes de Tatars qui pillaient et rançonnaient depuis le XIIIe siècle populations russe et ukrainienne.
La fissure
C’est en effet au XIIIe siècle que les Tatars firent la conquête des principautés de la Rous’ de Kiev. Mais, au siècle suivant, l’ouest et le sud-ouest de l’Ukraine tombèrent dans l’escarcelle du grand-duché de Lituanie et du Royaume de Pologne, tutelle qui durera entre 300 et 450 ans selon les régions. Par cette incorporation au royaume de Pologne/Lituanie, l’Ukraine s’ouvrait à l’Occident, aussi bien sur le plan des idées et de la foi (catholique romaine) que sur celui de la démographie. « Beaucoup d’Allemands, de Polonais, de Juifs et d’Arméniens furent invités à s’installer sur place. » En outre, la création à Kiev, en 1632, du Collège Mohyta (du nom de son fondateur) marqua l’ouverture du « premier lieu d’enseignement supérieur de tout l’espace slave [qui] fut un creuset pour la formation culturelle des élites ukrainiennes et un vecteur d’occidentalisation pour les Russes ».
Au milieu du XVIIe siècle, l’Ukraine se libère enfin du joug polonais grâce à l’aide des Cosaques zaporogues qui peuplaient les rives du Dniepr. Ces communautés frontalières, apparues au XVIe siècle, recrutaient parmi les paysans fugitifs et les aventuriers de tout poil, et avaient pour tradition d’élire leur chef, l’hetman. Ils créèrent ainsi un État « démocratique et indépendant », appelé Hetmanat, qui fut en quelque sorte le premier État national de l’Ukraine. Même si, sous Catherine II, dite la Grande, l’Hetmanat fut dissous, « les Cosaques, avec leurs idéaux de liberté et d’égalité, devinrent un symbole national opposé à l’autocratique Russie et à l’aristocratique Pologne, même aujourd’hui ». À preuve, l’Ukraine actuelle fait encore usage de la symbolique cosaque, reprenant dans ses propres armoiries des éléments de l’ancienne Rous’, dont le motif du trident (tryzub), et reprenant aussi le nom de la monnaie nationale, la hryvnia, par exemple.
Des nations jeunes
En raison de l’absence de continuité étatique, c’est essentiellement sur une base ethnique que se construisit, tardivement, la nation ukrainienne. Pour leur part, les régimes autoritaires des tsars, comme celui des soviets, barrèrent la route à l’évolution démocratique, à l’émancipation politique de la société russe et à son intégration à une nation citoyenne. De ce fait, on peut dire que la Russie et l’Ukraine sont des nations qui ont émergé tardivement.
Une comparaison rapide entre la Russie et l’Ukraine « montre que les formations respectives des deux nations se firent en situation d’étroite interaction et d’influence réciproque. [Toutefois], le jeu des forces était en réalité très compliqué […]. La société ukrainienne était, du point de vue sociopolitique, marquée par une mentalité égalitaire et libertaire, ce qui constituait un contraste saisissant avec la société russe marquée par le sceau de l’autocratie ».
En plus et à cause de cette interpénétration des sociétés, « l’entrée [de l’élite ukrainienne] dans la noblesse d’Empire conduisit, à moyen terme, à une russification au moins partielle de l’aristocratie [ukrainienne]. La société ukrainienne devait ainsi perdre son élite pour la deuxième fois, après la polonisation de la noblesse à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle ».
En dépit de ce métissage culturel, la Russie et les Russes n’ont jamais, depuis la fin du XVIIIe siècle, reconnu l’Ukraine et les Ukrainiens comme des partenaires à traiter d’égal à égal. « Le grand frère aime le petit frère quand il chante et danse bien, mais il en est et reste le tuteur, et lui impose sa volonté et sa langue. Si le cadet veut s’affranchir de la tutelle de l’aîné, ce dernier réagit rudement et s’y oppose par tous les moyens. » Cette sujétion du petit frère au grand était profondément ancrée dans les mentalités, aussi bien russe qu’ukrainienne.
Ce qui explique qu’après l’effondrement de l’URSS en 1991, « les Ukrainiens eux-mêmes furent surpris, pour une majorité, par une accession à l’indépendance et mirent beaucoup de temps à se faire à l’idée que la Russie était devenue un pays étranger ». Le petit frère ukrainien s’était finalement détaché de l’influence du grand frère russe. Du moins le croyait-il, jusqu’à ce qu’un nouveau potentat russe, pris de nostalgie pour la grandeur perdue de l’Empire soviétique, décide de la restaurer quoi qu’il en coûte. Nous en sommes à ce carrefour de l’histoire au moment d’écrire ces lignes.
Querelle d’héritage
Dans son introduction, Andreas Kappeler explique avoir « adopté la méthode de l’histoire croisée qui traite de l’interaction sur la longue durée, des transferts, des rencontres et des conflits entre États, sociétés et cultures ».
Fidèle à cette méthode, il établit, d’abord, une trame chronologique de l’histoire territoriale et culturelle de ces territoires. En filigrane, il propose une réflexion sur la construction des récits historiques et pose la question centrale de l’instrumentalisation de ces récits, notamment par le pouvoir russe actuel. « Poutine n’a-t-il pas maintes fois déclaré que l’ancienne Rous’ était chose russe et clairement indiqué que seule la Russie avait une prétention à [son] héritage? » Mais pour la plupart des Ukrainiens, « il ne fait aucun doute que ce sont eux les héritiers de l’ancienne Rous’ », nous rappelle l’auteur.
Andreas Kappeler est spécialiste de l’histoire des pays de l’Est européen et professeur émérite de l’Université de Vienne. Son essai, d’abord publié en Allemagne en 2017, trois ans après l’annexion de la Crimée par la Russie, et plusieurs fois réédité, paraît pour la première fois en français. Érudit, foisonnant, solidement documenté, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux n’est toutefois pas d’une lecture facile.
C’est précisément cette avalanche d’informations pas toujours assez contextualisées qui peut étourdir le lecteur. En plus, comme l’auteur couvre plus de mille ans de brassages et d’échanges entre deux peuples, il doit forcément condenser certains épisodes de cette histoire, parfois au prix de la clarté du récit. Pour ces raisons, le livre de Kappeler s’apparente davantage à une somme universitaire destinée aux passionnés de l’histoire slave qu’à un ouvrage de vulgarisation qui prétendrait expliquer à un large public l’actualité du moment, même s’il n’élude pas celle-ci complètement.
* Dmitri Georgievitch Narbut, Zaporozhian Host (détail).
1. Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen Âge à nos jours, traduit de l’allemand par Denis Eckert, CNRS, Paris, 2022, 316 p.
EXTRAITS
Lorsqu’une partie de l’Ukraine passa en 1654 sous la domination russe, le tsar Alexeï Mikhaïlovitch intégra l’expression « Grande et Petite-Rous’ » à son titre, l’Ukraine restant d’ailleurs désignée officiellement comme « Petite-Russie » […] « Petits-Russes » […].
Le terme « Ukraine » ne fut en fait officiellement adopté qu’au moment de la fondation des éphémères « Républiques populaires » d’Ukraine et d’Ukraine occidentale dans les années 1917-1920.
p. 33-35Dans les narrations historiques russes classiques […], les histoires du peuple et de l’État ainsi que de la Grande et de la Petite-Russie sont unifiées dans un « grand récit » […].
Cette représentation d’une histoire millénaire de l’État, du peuple et de l’Église est encore dominante dans la Russie actuelle. Les Ukrainiens n’ont aucune place dans cette narration […].
p. 41Les Russes et les Ukrainiens ont emprunté des chemins différents entre le XIVe et le XVIIe siècle. La mémoire collective de cette période s’est construite de part et d’autre de manière sensiblement différenciée, chacune de ces versions ayant joué un rôle important dans la construction des mythes nationaux.
p. 66D’exil et d’absence, Marie-Ève Lacasse
En à peine deux ans, Marie-Ève Lacasse traite coup sur coup de son exil en France, dans Autobiographie de l’étranger1, et de l’absence, dans Les manquants2, une fiction teintée de polar.
« Je n’ai jamais compris cette expression de ‘chez soi’, se sentir bien ‘chez soi’. […] La question de l’étranger et de . . .
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Peint sur le ventre de mon canot
Poème extrait du nouveau recueil de poésie de Pierre Morency, Matin, où es-tu ?,
qui paraîtra aux Éditions du Boréal le 26 septembre 2023.À Catherine
Je vous présente une main
Une main venue pour donner la main
Pour prendre les choses en main
À quoi sert de penser si tu ne façonnes pasUne main pour toucher le front de mon amour
Pour mesurer l’enfant qui monte
Pour atteindre où se trouve le vrai cœur
Une main qui ressemble à celle du ramancheur
Une main qui palpe le pouls sur vos poignetsC’est une main faite pour dévoiler l’aile du cheval
Pour tracer le masque des loups
Tenir le pinceau et l’encre de l’oiseauUne main pour accorder les soleils de la terre
Une main pour l’esprit de l’indigo et de l’orange
Une main pour le profond du violoncelle
Pour tous les chemins de la couleurJe vous présente cette main
Il convient de finir la maison
Et de poser le coq sur la rose des ventsEt voici enfin la main qui trouve
Désencombre l’aviron sous les outils de la remise
La main qui poussera le canot sur le fleuve
Et me portera sur l’autre rivageEt pour les vivants restés là-bas
J’aurai cette main pour saluer
Ce qui pourrait venir.Kikou Yamata, une certaine beauté
Dans son Dictionnaire amoureux du Japon publié il y a deux ans, Richard Collasse, romancier et ancien président de Chanel KK au Japon, raconte qu’un matin, alors qu’il balaie les feuilles mortes devant sa demeure à Kamakura, près de Tokyo, un passant l’interpelle en français : « ‘Je m’appelle Yamada. Ma grand-mère était française. Elle s’appelait Kiku Yamata. On la surnommait la japolyonnaise’. À ma grande honte, je dus avouer mon ignorance, car je n’avais jamais entendu prononcer le nom de Kikou Yamata ». C’est que, au Japon, elle est une auteure réputée, alors que, en Occident, elle est passablement oubliée.
Elle est née en 1897, à Lyon, d’un père japonais et d’une mère française. Tadzumi Yamada était venu en France à l’âge de 23 ans, en 1878 ; consul du Japon à partir de 1885, il veille aux échanges commerciaux touchant à la soie entre les deux pays. Kikou a une dizaine d’années lorsque sa famille quitte la France pour s’installer au Japon, où le père a été rappelé. Mais en 1923, à 26 ans, elle revient en France, suit des études en histoire de l’art à Paris. Elle fréquente alors les milieux littéraires, traduit des contes et des poèmes japonais dans une édition préfacée par Paul Valéry, Sur des lèvres japonaises (1924). Vous « qui avez deux patries, deux parlers, deux jeux de parures et de coutumes, et qui êtes enfin si intimement double dans votre essence », écrit le célèbre poète.
Edmée de la Rochefoucauld, écrivaine et féministe qui sera longtemps présidente du prix Femina, dont le salon littéraire était l’un des plus fréquentés de l’époque, la présente ainsi : « En 1924, un aimable diplomate français l’ayant amenée un mercredi, je fis sa connaissance, et je la revois avec ses yeux bruns rieurs, sa bouche fraîche, s’avançant en kimono, les pieds chaussés de blanc, une cordelette entre l’orteil et le second doigt pour tenir les curieuses sandales japonaises. Tantôt la taille ornée par un énorme obi satiné, tantôt vêtue d’un sobre tailleur européen, de préférence beige, Kikou […] possédait en effet deux aspects […] etelle les avait gardés, oscillant deux ou trois fois dans son existence entre le Japon fleuri, ses bouquets, ses haïkaï, la cérémonie du thé, la fameuse montagne Fougi – et les rives du Rhône ou de la Seine verte ».
Ni tout à fait française ni complètement japonaise, Kikou Yamata offrait aussi, en marge de la vie de tous les jours, un joli cas de métissage littéraire. Il faut prendre connaissance de ses premiers romans (Masako et La trame au Milan d’or) pour ressentir un sentiment d’inquiétante étrangeté, pour parler comme Freud : on croit lire des romans traduits du japonais, comme l’a d’ailleurs souligné Denis C. Meyer dans une riche étude sur l’œuvre de l’auteure, alors qu’ils ont été écrits en français et édités en France. Certes, ce sentiment tient en partie au fait qu’elle met en scène des personnages japonais ou qui lui ressemblent, mais surtout à une certaine manière très personnelle de raconter les choses, malgré une concision dans l’observation et un sens de la métaphore qui en font bien la contemporaine de Jean Giraudoux et de Paul Morand. C’est bien la Française qui écrit : « Puis la conversation tourna comme une ombrelle sur l’épaule, comme un éventail dans la main par jour chaud » ou, encore : « Les maisons débouchent aux angles des rues comme de grands navires à l’ancre. Les trottoirs les touchent à l’abordage ».
À cette ambiguïté s’ajoute le fait que Masako – le premier roman, à la forme épurée, qu’elle publie en 1925, mais qu’elle aurait achevé deux ans plus tôt – semble cibler sciemment les lecteurs français méconnaissant les traditions japonaises : à l’intérieur de la structure traditionnelle et patriarcale, on découvre la rigidité des mœurs, le respect des traditions, la préparation au mariage, le cérémonial du mariage. Ce roman, qui eut beaucoup de succès, repose sur une ligne thématique minimaliste et la représentation de la nature (les paysages, les reflets de la lumière, l’éclat des fleurs) en occupe les deux tiers. La prose elle-même se veut assez proche de la poésie, elle est délicate, légère, fine, vaporeuse, comme si les choses étaient dites du bout des lèvres. Plusieurs chapitres sont comme des croquis paysagés, des aquarelles, avec une touche de sentimentalité qui s’accorde à la jeunesse de l’héroïne.
Publié cinq ans plus tard, La trame au Milan d’or (1930) est un roman plus consistant, marqué par l’opposition entre les valeurs occidentales et orientales. Le jeune Tazoumi débarque en France, où il est venu s’instruire et apprendre à devenir un homme, selon le vœu de son père. Peu à peu, il fait l’apprentissage d’un mode de vie et d’une culture radicalement différents de ce qu’il connaît, et surtout devient amoureux d’une Française qui est pour lui « comme l’essence vivante de ce pays ». À la fin, marié et fort de son expérience française, il revient prendre sa place dans la société nippone. Comme dans Masako, l’écriture à la fois poétique et elliptique peut être déconcertante ; dans la succession des événements de la vie privée de Tazoumi, seules les références historiques permettent au lecteur de mesurer le passage du temps. Si Masako se faisait critique des coutumes japonaises, Tazoumi a la chance, grâce à la décision de son père de lui imposer un séjour en France, de s’enrichir par la conciliation des cultures. Il offre un modèle d’être proche du cœur de l’écrivaine.
Kikou Yamata a construit une œuvre atypique qui échappe aux tendances à la mode. L’œuvre est une quête d’identité menée par la volonté de l’auteure de se situer au sein de ses ascendants, de circonscrire un espace de vie que définissent les valeurs que celle-ci a choisies. La Seconde Guerre mondiale, qui voit le Japon impérial combattre les Alliés aux côtés de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, marque chez elle un moment décisif. En 1939, elle a appris la déclaration de la guerre lors de la traversée qui les mène, elle et le peintre zurichois Conrad Meili qu’elle a épousé sept ans plus tôt, de la France vers le Japon, où elle a été invitée par la Société japonaise pour les relations internationales. Mais contre toute attente, Kikou Yamata y restera dix ans, refusant de revenir dans un Paris occupé par les Allemands. En 1943, Au pays de la reine, un essai sur la civilisation japonaise et les femmes publié l’année précédente, lui vaut d’êtreemprisonnée pendant trois mois, les autorités nippones lui reprochant ses idées libérales. « Les femmes japonaises autant que les soldats japonais ont contribué à la grandeur du Japon », écrivait-elle. Comme elle le dira par la suite : « C’était un crime de lèse-majesté. Comment avais-je osé donner ce nom [Au pays de la reine] à l’empire du Japon ? » Sommée alors de dire lequel des deux pays qui sont les siens elle préfère, elle n’hésite pas à choisir la France. Ainsi, la guerre venait-elle de force rompre en elle l’équilibre qu’elle avait recherché et cultivé. Quelques années plus tard, elle expliquera : « J’ai longtemps cru ces deux moitiés du monde, cet Occident et cet Orient, nécessaires à la structure d’un être complet. Mais je vivais des charmes esthétiques de la vie japonaise, de sa nature, aérienne comme un satellite poétique du continent jaune. J’unissais ces délices au besoin de l’intelligence française, à la désinvolture d’un mot d’esprit […]. Je n’attendais pas ce conflit qui m’arracha un jour ce cri de l’instinct, un cri charnel. La politique ne m’a prise à la gorge que pour me faire pousser ce cri : ‘Je préfère la France !’. Comment, ensuite, réconcilier en moi ces deux parties qu’une main criminelle avait tenté de dresser l’une contre l’autre ? »
Il fallut dès lors à Kikou Yamata retrouver l’universalité japonaise, recréer l’humanité du Japon. C’est ainsi qu’au début des années 1950, alors que le Nouveau Roman et les Hussards empruntent les voies de la contestation de l’écriture existentialiste qui domine la scène littéraire française depuis la guerre, Kikou Yamata poursuit son œuvre si personnelle, presque intemporelle, et publie La dame de beauté (1952), probablement son roman le plus réussi, certainement le plus beau (réédité chez Stock en 1997, on en trouve encore des exemplaires).
Ce roman d’une écriture maîtrisée, plus approfondie que dans les précédents, met en scène une Japonaise d’une quarantaine d’années, Nobouko, dite la dame de beauté (surnom sans rapport avec le pseudonyme d’Agnès Sorel, maîtresse de Charles VII). Fortunée, belle et élégante, à la personnalité forte et d’une éducation parfaite, Nobouko vit solitairement avec son jeune fils à Oiso ; elle ne voit son mari qu’à l’occasion, car il préfère le pied-à-terre qu’il possède à Tokyo, où il vit avec une geisha. Sportive, Nobouko est amatrice d’escrime et de natation. Sur le plan intellectuel, elle offre la même maîtrise ; elle est une femme de tête, et le théâtre nô, qui compense l’insuffisance du monde, est pour elle une véritable expérience mystique. Or, le début du roman la saisit au moment où une fissure se manifeste dans sa vie. Le suicide du gardien de sa propriété la trouble ; l’événement coïncide en outre avec le déclenchement de la guerre, laquelle l’oblige à modifier sa vie coutumière. Il n’est pas interdit de penser que cette fissure fait aussi subtilement écho au regard désillusionné de Kikou Yamata sur le Japon qu’elle a découvert pendant la guerre : l’auteure n’est plus celle, jeune et naïve, qui dans Masako écartait tout souci politique et déclarait joliment : « Je préfère mes fleurs, mes livres, puis rêver ».
Au contraire de Masako, Nobouko est empoignée par la folie de son temps, et c’est ainsi que, de contrariétés en déceptions, de « subtils décalages » s’immiscent progressivement dans son existence, générant un malaise et une angoisse dont elle tarde pourtant à prendre la véritable mesure, car l’habitude qu’elle a des privilèges de son rang, de sa fortune et de sa beauté l’en protège. Mais les soucis s’accumulent, jusqu’à ce que la lassitude qu’elle éprouve lui fasse comprendre un jour que la fissure ne cesse plus de s’agrandir. Enfin, elle tombe malade, devient souffrante, puis la mort l’emporte : elle a « pris congé d’elle-même », comme l’écrit Yamata.
Mais tout n’est pas dit encore. Nous ne sommes qu’à la moitié du roman lorsque Nobouko tombe malade ; la suite est occupée par l’orgueil de sa souffrance et de ses pensées, la dame de beauté étant souveraine jusqu’à la fin, et par les réactions que suscite son décès. Sa disparition échappe aux autres, en particulier à son mari déstabilisé, car elle se dérobe de la scène du monde au moment même où la guerre redouble de fureur. Les pompeux discours sur la patrie et l’héroïsme, d’abord dominants, ne font maintenant plus le poids face à la destruction. La barbarie de la guerre, à l’échelle de l’hystérie collective, et la mort de Nobouko, à l’échelle de la dignité humaine, signent la fin de la beauté, tournent la page d’une époque désormais révolue.
C’est pourquoi Nobouko est préoccupée par l’image de sa mort, par l’image qu’elle montre aux autres. « En Japonaise de race, la dame n’est préoccupée que du dernier poème que tout être bien né doit laisser avant sa mort. » Avec ce très beau personnage de femme, Kikou Yamata a voulu peindre ce qu’elle appelle « la sentimentalité japonaise », qu’elle oppose à l’amour-passion. Alors que l’amour-passion, à l’image de la violence guerrière, risque de mener au suicide, la sentimentalité maintient un équilibre de vie, auquel fait écho le détachement spirituel que propose le bouddhisme. Il reste que ce beau personnage s’avère plus complexe qu’il n’y paraît, car cette sentimentalité est ici imposée par une incapacité narcissique à aimer. Être la dame de beauté, ce n’est pas un titre qui se porte sans dommage.
L’œuvre de Kikou Yamata est riche de près d’une vingtaine d’ouvrages : romans, récits, essais, traductions. Malgré des romans tardifs sur l’histoire familiale (Le mois sans dieux publié en 1956, mais écrit en 1939) et sur l’occupation japonaise en Chine (Mille cœurs en Chine en 1957), la femme japonaise reste au centre des préoccupations de l’auteure, qui fait revivre, auprès de Masako et de Nobouko, la légende de la courtisane Shizouka (Shizouka, princesse tranquille en 1929), les vies des geishas Okichi Tojin, Okoï et Tsoumakichi (Trois geishas en 1953) ou encore le passé des « éminentes souveraines » d’Au pays de la reine (1942).
*Page intérieure de La trame au Milan d’or, Librairie Stock, 1930.
Kikou Yamata a publié, entre autres :
Masako, Delamain et Boutelleau, Paris, 1925, suivi de La trame au Milan d’or aux éditions Le lierre embrassant la muraille, Lyon, 2018 ; La trame au Milan d’or, Delamain et Boutelleau, Paris, 1930 ; Japon dernière heure, Delamain et Boutelleau, Paris, 1930 ; La dame de beauté, Stock, Paris, 1953 et 1997 ; Trois geishas, Domat, Paris, 1953 ; Le Japon des Japonaises [nouvelle version d’Au pays de la reine], Domat, Paris, 1955 ; Le mois sans dieux, Domat, Paris, 1956 ; Mille cœurs en Chine, Del Duca, Paris, 1957.Sur l’auteure : Denis C. Meyer, Monde flottant. La médiation culturelle du Japon de Kikou Yamata, L’Harmattan, Paris, 2009.
EXTRAITS
La fleur à six pétales tombe des nuages mûrs. Elle se pose sur la terre et disparaît. Elle touche les dalles de granit et sa nouvelle métamorphose les mouchettes de gouttes noires.
Il neigera longtemps.
Le ciel est plein d’encens gris, si lourd qu’il s’immobilise, si refroidi qu’il n’a plus d’odeur. Cette nuée terne demeure autour de la maison. Un crépuscule hâtif s’allonge dans la chambre. La lumière, aplatie sur les nattes, pâlit. Elle émane à présent de leur paille claire et lisse.
Masako, Le lierre embrassant la muraille, 2018, p. 11.L’esprit d’Europe me travaille de son mouvement, de son indépendance et de son besoin d’affirmation. La vieille âme nippone lutte, pleine de diplomatie. Beaucoup succombent à ce corps à corps de deux mondes en eux, lamentables épaves revenues s’accrocher aux traditions, timidités que sauvent la hiérarchie et la famille, isolée vaincus par la société qui n’admet point l’individualisme.
La trame au Milan d’or, Le lierre embrassant la muraille, 2018, p. 302.Un jour, en lissant ses lourds cheveux qu’elle n’osait plus onduler, elle fut surprise par le poids et la lassitude de son bras. Elle s’aperçut alors que la faille qui avait imperceptiblement brisé le cours égal de sa vie, formait maintenant une frontière infranchissable. […] Les jambes aussi lourdes que le bras, elle s’allongea dans un fauteuil et sans rien faire, l’air absent, les lèvres entrouvertes, elle se mit à remonter le fil des événements, cherchant où et quand ce fil s’était cassé.
La dame de beauté, Stock, 1953, p. 63-64.Fernand Ouellette. En route vers l’embellie
Son œuvre est considérable. Dans l’histoire de notre poésie, des recueils comme Dans le sombre et Les heures1 ont profondément agi sur notre sensibilité. On lui doit des romans ainsi que de nombreux essais. D’ordinaire, un doyen en vient peu à peu à ne plus faire entendre que son silence.
Fernand Ouellette, lui, n’a jamais cessé d’écrire. Son dernier livre, Vers l’embellie2, est celui d’un profond recueillement. Dans l’attente de l’ultime, avant de retrouver
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