Auteur/autrice : Denis Landry

  • Melvin Gallant

    Melvin Gallant

    Animateur hors pair de la scène littéraire acadienne, Melvin Gallant est à l’origine de la création des éditions d’Acadie, la première maison acadienne, de l’Association des écrivains acadiens et des éditions Perce-Neige.

    Pionnier, il ouvre la voie, abordant différents genres alors peu ou pas fréquentés. Il y a du missionnaire en lui. Mais surtout, il a une vision de ce que pourraient être la littérature acadienne et l’édition en Acadie. Il juge essentiel de doter l’Acadie d’institutions qui lui sont propres et qui ainsi . . .

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  • Gespe’gewa’gi

    Gespe’gewa’gi

    On m’a dit que la Gaspésie, c’était un des endroits les plus pauvres du Québec, mais aussi là où les gens sont le plus heureux. La première fois que j’y suis débarqué, j’étais en pleine dérape, avec la métropole en moi. Montréal tourne le dos au fleuve… C’est ce que je connaissais. Montréal, ce n’est pas l’endroit le plus pauvre, mais ce n’est pas l’endroit où les gens sont le plus heureux non plus. Quand je suis débarqué en Gaspésie, je me rappelle m’être dit : « C’est tellement grand qu’on dirait que je vais disparaître. Tellement grand que c’est peut-être pas grave ». J’y retourne chaque année depuis vingt ans.

    À l’époque, je m’époumonais à vivre. Halluciné, plaqué par l’immensité, par les rafales de la mer, je rejoignais un ami revenu y habiter. Il venait de rencontrer la mère de ses quatre futurs enfants dans une marche silencieuse. Des jours de temps à marcher en silence. Une marche Mi’gmaq.

    On m’a dit que dans le Saint-Laurent, il y a plus de phoques qu’il y a de Québécois au Québec. On m’a aussi dit que la morue à une époque faisait des mètres de long. Il y a tellement de choses qu’on ne voit pas. Je n’avais jamais vraiment vu qu’au Québec, il y a d’autres nations que les deux solitudes. J’ai suivi mon ami. On a dépassé une station-service en forme de tipi, on a avancé un peu, il y avait cette église en forme de tipi elle aussi, et tout à coup mon Québec, cette Gaspésie qui me faisait tant de bien par son rythme, sa beauté et l’amitié facile de ses gens, ce monde était en trois dimensions. Je n’en suis jamais tout à fait revenu.

    Sans le savoir, les Mi’gmaqs m’ont beaucoup appris. Nos villes, leurs rythmes, nos dieux, leurs pouvoirs, nos vies, leurs inconscients ; tout ça vient de l’autre côté de la grande mer. Or, il y a des gens ici qui ont développé une langue, une philosophie de vie, une spiritualité, une cosmogonie à partir de ce paysage qui m’habite, ce territoire qui, en tant qu’urbain, me sauve. Peu à peu, à force de les côtoyer, oui, souvent un brin intimidé, des éclats se sont brisés en moi. Des traces de cette autre vision du monde faisaient leur chemin. Cette vision du monde qu’on a tenté de tuer. Sans le savoir, ils ont changé mon rapport à la vie, et au territoire dont je crois avoir la responsabilité.

    En plus d’abreuver 80 % de la population, le fleuve me transperce, m’ouvre les yeux, m’agrandit l’intérieur. En Gaspésie, il prend l’ampleur de sa force et devient mer. Quand on la regarde, cette mer, la vision devient périphérique, on trouve un point de fuite où se réfugier. Et les vagues applaudissent.

    Photo: Yoanis Menge

    Je crois que la Gaspésie a ce pouvoir de laisser au vent et à l’horizon la chance de nous fendre, de faire de la place en nous, de la place pour aimer. Et je crois qu’elle a ce pouvoir entre autres parce qu’elle s’appelle aussi Gespe’gewa’gi. Parce que derrière son tourisme et ses plages, ses microbrasseries et ses parcs nationaux, il y a des gens qui savent où pousse le foin d’odeur, comment pensent les saumons, comment faire des paniers avec du frêne. Des gens qui savent écouter les aînés, entendre les histoires d’avant les chambardements. Depuis vingt ans, je les observe de loin restructurer leur communauté à la suite du génocide auquel ils ont survécu, je les vois lutter pour se décoloniser, pour guérir, pour retrouver leurs mots, leurs chants, leurs rituels, leurs rêves. Je les vois se relever de cet immense traumatisme et tenter de le faire à leur manière. C’est impressionnant. Je trouve dans cette renaissance et ces rituels une grille de lecture plus appropriée au paysage qui m’entoure et aux enjeux qui découlent de sa protection, de sa décolonisation. Et peu à peu, je me sens plus à ma place. Vivre avec un mode de vie qui vient d’ailleurs fait pression sur nous, nous pousse, nous force à entrer dans un cadre qui ne vient pas d’ici. Simplement avoir contact avec une vision du monde née sur ces terres enlève du poids sur mes épaules.

    J’y trouve du réconfort. De la dignité. Du sens et de la beauté.

    M’st no’gmaq. À toutes mes relations.

  • Le rocher Percé d’André Breton

    Le rocher Percé d’André Breton

    Août 1944. La guerre s’achève mais des bombes atomiques y apposeront un double point final d’horreur. Le monde est à refaire.

    André Breton vit à New York depuis 1940. Il y a reconstitué un petit groupe d’écrivains et d’artistes mais il n’est pas à l’aise dans la grande ville anglophone. Il y vit le drame soudain : sa compagne le laisse pour un autre homme, emmenant avec elle leur fillette. Breton tombe dans la dépression et il n’est en lui, dit-il, que « ruines ».

    Mais miraculeusement, on pourrait . . .

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  • Le roman-monstre de Christophe Bernard

    Le roman-monstre de Christophe Bernard

    Les éditions du Quartanier ont sans contredit la main heureuse quand il s’agit de débusquer de nouvelles voix prometteuses et originales. Si 2017 a été l’année de Stéphane Larue et de son vertigineux Plongeur, 2018 a été celle de La bête creuse, roman foisonnant récipiendaire du Prix des libraires, qui a placé Christophe Bernard sur la liste des romanciers à surveiller de près.

    Dire du jeune auteur originaire de Maria en Gaspésie qu’il ne manque pas d’ambition relève de l’euphémisme. Celui . . .

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  • Se vider le cœur sur la langue

    Se vider le cœur sur la langue

    Il arrive qu’à force d’entendre répéter des faussetés, on rêve de crier au monde entier : « Vous êtes dans les patates, je vais vous la dire, moi, la vérité ! » C’est le luxe qu’Anne-Marie Beaudoin-Bégin s’est payé avec sa trilogie d’essais sur la langue, et en particulier le petit dernier, La langue racontée1. On sent que ça lui a fait du bien.

    Le . . .

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  • Bernard Arcand, anthropologue

    Bernard Arcand, anthropologue

    Pourquoi un livre paraît-il dix ans après la mort de son auteur, peut-on se demander à propos de Les Cuivas de Bernard Arcand (apprécions-en le sous-titre : Une ethnographie où il sera question de hamacs et de gentillesse, de Namoun, Colombe et Pic, de manguiers, de capybaras et de yopo, d’eau sèche et de pêche à l’arc, de meurtres et de pétrole, de l’égalité entre les hommes et les femmes1) ? Après tout, il ne repose pas sur une recherche récente, mais sur . . .

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  • Chronologie (non exhaustive) gaspésienne et madelinienne

    Chronologie (non exhaustive) gaspésienne et madelinienne

    1913 – Blanche Lamontagne (Les Escoumins, 1889-1958), Visions gaspésiennes, poésie, Imprimerie du Devoir.

    1928 – Blanche Lamontagne-Beauregard, Ma Gaspésie, poésie, Imprimerie du Devoir.

    1956 – Françoise Bujold (Bonaventure, 1933-1981), Au catalogue de solitudes, poésie, Erta.

    1956 – Louise Pouliot (Cap-d’Espoir, 1933-1977), Portes sur la mer, poésie, L’Hexagone.

    1963 – Noël Audet (Maria, 1938-2005), Figures parallèles, poésie, De l’Arc.

    1963 – Premier numéro du Magazine Gaspésie publié par le Musée de la Gaspésie (Gaspé).

    1968 – Charles Soucy (Pabos, 1933), Le voyage à l’imparfait, roman, Cercle du livre de France.

    1969 – Madeleine Gagnon (Amqui, 1938), Les morts-vivants, nouvelles, HMH.


    1971 – Evelyn Dumas (Saint-Georges-de-Malbaie, 1941-2012), Dans le sommeil de nos os : quelques grèves au Québec de 1934 à 1944, essai, Leméac.

    1972 – Lionel Allard (Nouvelle, 1911-1994), Au fin bout de l’espoir, roman, Beauchemin.

    1973 – Frédéric Landry (Havre-Aubert, 1931-2012), Capitaines des hauts-fonds, essai, Garneau.

    1974 – Jean Ferguson (Ristigouche, 1939-2003), Contes ardents du pays mauve, contes, Leméac.

    1974 – Gilbert Langlois (Sainte-Anne-des-Monts, 1946), C’t’à cause qu’y vont su’a lune, roman, L’Actuelle.

    1975 – Azade Harvey (Grand-Ruisseau, 1925-1987), Contes et légendes des Îles-de-la-Madeleine, contes, L’Aurore.

    1976 – Reynald Robinson (Mont-Louis, 1950), Chers goélands de mon cœur, théâtre, Théâtre de la Gaspésie.

    1976 – Jean-Yves Soucy (Causapscal, 1945-2017), Un dieu chasseur, roman, PUM.

    1978 – Gilles Cyr (Saint-Fidèle-de-Ristigouche, 1940), Sol inapparent, poésie, L’Hexagone.

    1979 – Fondation de la maison les Inéditions à Bonaventure.


    1980 – Noël Audet, Quand la voile faseille, récit, HMH.

    1980 – Pol Chantraine (Belgique 1944 – Îles-de-la-Madeleine, 2001), La grande mouvée, essai, Héritage.

    1981 – Jules Bélanger (Nouvelle, 1929), avec Marc Desjardins et Yves Frenette, Histoire de la Gaspésie, essai, Boréal Express.

    1981 – Réal-Gabriel Bujold (Val-d’Espoir, 1949), La sang-mêlé d’arrière-pays, roman, Leméac.

    1981 – Sylvain Rivière (Carleton, 1955), De saumure et d’eau douce, poésie, Marées Basses.

    1982 – Françoise Bujold, Piouke, fille unique, poésie, Parti pris.

    1984 – Rachel Leclerc (Nouvelle, 1955), Fugues, poésie, Noroît.

    1985 – Georges Langford (Havre-aux-Maisons, 1948), L’Anse-aux-Demoiselles, poésie, Leméac.

    1987 – Création de la région administrative Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine.

    1988 – Noël Audet, L’ombre de l’épervier, roman, Québec Amérique.

    1988 – Madeleine Gagnon, Femmeros, poésie, Noroît.

    1989 – David Lonergan (Iberville, 1944), Blanche, roman, Guérin littérature.


    1990 – Gilbert Dupuis (Pabos, 1947), La marcheuse, roman, Éditeq.

    1991 – Maurice Joncas (Pointe-Jaune, 1936), D’or, de sang, de bronze, poésie, Humanitas.

    1991 – Rachel Leclerc, Les vies frontalières, poésie, Noroît, prix Émile-Nelligan, Noroît.

    1992 – Sylvain Rivière, La belle embarquée, roman, D’Acadie.

    1995 – Rachel Leclerc, Noces de sable, roman, Boréal.

    1996 – Rose-Hélène Tremblay (Baie-Saint-Paul, 1949), La lune noire, roman, Guérin Littérature.

    1996 – Jacques Keable (Sainte-Anne-des-Monts, 1935), La révolte des pêcheurs. L’année 1909 en Gaspésie, roman, Lanctôt.


    2000 – Fabienne Cliff (New Richmond), Mademoiselle Marianne, T. 1, Le royaume de mon père, roman, VLB.

    2001 – Lionel Bernier (Cap-aux-Os, 1943), La bataille de Forillon, roman, Fides.

    2002 – Madeleine Gagnon reçoit le prix Athanase-David pour l’ensemble de son œuvre.

    2004 – Pascal Chevarie (Îles-de-la-Madeleine, 1975), Naufrages, théâtre, École nationale de théâtre, Théâtre l’Escaouette, 2014 ; Lansman, 2014.

    2005 – Robert Hudon (Caplan, 1944-2008), Le Maître de grave, roman, Septentrion.

    2006 – Carl Leblanc (Nouvelle, 19..), Le personnage secondaire, récit, Boréal.

    2007 – Fondation des éditions de la Morue verte aux Îles de la Madeleine.

    2007 – France Cayouette (Bonaventure, 1960), La lenteur au bout de l’aile, haïkus, David.

    2007 – Isabelle Hubert (New Richmond, 1970), La robe de Gulnara, théâtre, Lansman, Théâtre de la Bordée en coproduction avec la Compagnie dramatique du Québec et le Théâtre I.N.K., 2010.

    2008 – Marie Christine Bernard (Carleton-sur-Mer, 1966), Mademoiselle Personne, roman, Prix littéraire France-Québec, Hurtubise.

    2009 – Joanne Morency (Montréal, 1955), Miettes de moi, poésie, Triptyque.


    2011 – Philippe Drouin (Mont-Louis, 1985), Les bras de Bernstein, poésie, Les Herbes rouges.

    2011 – Mahigan Lepage (Campbelton, 1980), Relief, poésie, prix Émile-Nelligan, Noroît.

    2011 – Odette Mainville (Saint-Majorique, 1948), Le curé d’Anjou, roman, Fides.

    2011 – Mario Mimeault (Gaspésie), Destins de pêcheurs. Les Basques en Nouvelle-France, essai, Septentrion.

    2012 – Geneviève Boudreau (Îles-de-la-Madeleine, 1984), Acquiescer au désordre, poésie, L’Hexagone.

    2012 – Gilles Cyr, Huit sorties, poésie, L’Hexagone.

    2012 – Nicole Filion (Québec, 1946), Œuvres incomplètes. Chroniques, récits, nouvelles et bouts d’essais, Trois-Pistoles.

    2013 – Michel-Olivier Gasse (Sainte-Anne-des-Monts, 1977), Du cœur à l’établi, roman, Tête première.

    2014 – Bernard Boucher (Manche-d’Épée, 1950), Anthime et autres récits, nouvelles, L’instant même.

    2014 – Jocelyne Mallet-Parent (Tracadie, 1951), Le silence de la Restigouche, roman, David.

    2014 – Fondation des éditions 3 sista à Gaspé.

    2014 – Marie-Ève Trudel Vibert, (Gaspé, 1983), La fille de Coin-du-Banc, roman, 3 sista.

    2015 – Philippe Garon (Sainte-Anne-des-Monts, 1974), Cr!ons, poésie, Perce-Neige.

    2016 – Stéphanie Boulay (New Richmond, 1987), À l’abri des hommes et des choses, roman, Québec Amérique.

    2016 – Rachel Leclerc, Bercer le loup, roman, Leméac.

    2017 – Hélène Poirier (Saint-Elzéar, 1953), La maison suspendue, poésie, David.

    2017 – Sylvain Rivière, Jachaire, poésie, Dramaturges Éditeurs.

    2017 – Christophe Bernard (Carleton-sur-Mer, 1982), La bête creuse, roman, Le Quartanier.

    2019 – Geneviève Boudreau, La vie au-dehors, nouvelles, prix Adrienne-Choquette, Boréal.

    Voir aussi Œuvres qui se situent en Gaspésie écrites par des non Gaspésien.nes (sélection)

    Retour au dossier Imaginaire de la Gaspésie et des Îles de la Madeleine



    EXTRAITS

    La mer n’est pas à boire, la mer n’est pas à manger, la mer n’est pas à mettre dans une valise pour emporter, la mer est à vivre. La mer est à vivre à bras-le-corps.
    Françoise Bujold, Lettres à toi qui n’es pas né au bord de l’eau, posthume, 2010

     

    La mer nourrit son monde
    et ce monde a rendu ce repas bien complexe

    pêcher pour manger ce serait pourtant bien commode

    mais ce n’est pas si simple
    les prises relèvent du domaine de l’organisation

    un poisson qui sort de l’eau n’est plus un poisson
    c’est un phénomène social à part entière
    Georges Langford, L’Anse-aux-Demoiselles, 1985

     

    Gueule rose du nuage rose
    Baie des Chaleurs
    à l’heure du loup
    Le cœur des étoiles
    jusqu’ici bat
    cœur de l’âme
    au couchant
    Sur le mont taupe
    je m’éveille à la lune
    quand les doigts de l’amant
    frôlent ma joue
    dans les rayons
    prise et donnée
    Madeleine Gagnon, Femmeros, 1988

     

    La lassitude des îles glisse sous la mémoire, entre pierres et varech. Tu sculptes le grès des falaises pour y inscrire un signe, drapeau dans l’horizon aveugle. La marée s’éteint, emporte avec elle ce que tu crois connaître. La terre se retire de l’autre côté du temps.
    Geneviève Boudreau, Acquiescer au désordre, 2012

     

    Nous deviendrons des oiseaux de démesure
    Survolant le pays dérobé
    Des oiseaux de malheur
    Pris en chasse par le premier venu
    Une fois de plus
    Nous chaulerons la mémoire des dirigeants
    Sans répit
    Jusqu’à en faire des monuments
    Où se poser
    Sylvain Rivière, Jachaire, 2017

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


     

  • La migration

    La migration

    C’est la lettre de Caroline Vu qui remporte le premier prix du festival Octobre le mois des mots dont le thème était cette année la migration. Premier événement littéraire de Sorel-Tracy, fondé en 2017, le festival a pour objectif de rendre la littérature plus accessible au grand public par l’organisation d’activités de qualité et d’envergure (rencontres d’écrivains, tables rondes, spectacles, concours littéraires…) et de positionner la région comme une destination littéraire.

    Ahmah,

    Ils pensent que je ne me souviens de rien, mais je me souviens de tout. Que dois-je leur dire ? Que tu m’as mise dans deux sacs d’épicerie et que tu m’as pendue à la poignée d’une porte de cuisine ? Que tu m’as laissée traîner là, seule, du matin au soir ? Croiraient-ils cette histoire ? Non. Ils n’en croiraient pas un mot. Pourtant elle est si vraie.

    Je me souviens des réveils brusques dans l’obscurité de notre chambre. Avec ton coude, tu me poussais de la paillasse. Loin de ton corps, je frissonnais sur le sol froid. Là, tu changeais ma couche et avec une serviette mouillée me lavais le visage. À mes gémissements, tu marmonnais : « Calme-toi ! Je réchauffe le congee et l’alcool de serpent maintenant ! » Tu disais toujours la même chose. C’étaient tes seuls mots, jour et nuit. La bouillie de riz me remplissait l’estomac tandis que la demi-cuillère d’alcool me laissait tranquillement satisfaite. Je n’avais pas besoin de plus. Avant de quitter la pièce, tu allumais la télévision. Tu baissais le volume pour ne déranger personne. Tu me caressais la tête puis tu m’accrochais à la poignée de la porte.

    Tout ce que j’ai appris, je l’ai appris de notre télévision noir et blanc. Cette machine parlante, j’en étais dépendante. Elle m’a bercée avec ses mots mystérieux. Blottie à l’intérieur de mes sacs, j’écoutais et observais attentivement, absorbant des idées encore trop floues pour moi. Perplexe, je me demandais pourquoi les garçons étaient si importants. Pourquoi les filles étaient-elles abandonnées sur les marches des orphelinats ? Envoyées chez de nouvelles familles dans des pays lointains ? Comme tu me parlais rarement, je n’ai jamais appris à verbaliser mes pensées. Les questions dans ma tête sont restées aussi silencieuses que mes désirs pour toi.

    J’ai pleuré dans l’avion. Le trajet m’a désorientée. Eux aussi ont versé des larmes et je n’ai pas compris pourquoi. Leur conversation n’avait aucun sens. Leurs  cheveux jaunes bouclés et leurs grands yeux bleus ne ressemblaient en rien à tes tresses noires et à tes petits yeux en amande. Même leur odeur différait de la tienne. Je n’aimais pas la nourriture qu’ils me servaient. Les biscuits secs collaient à ma gorge. Sans l’alcool de serpent, tout devenait une corvée à avaler.

    Jour après jour, je faisais le tour de leur maison à la recherche de notre vieille télévision, de notre paillasse, de nos coussins en lambeaux. Obstinément je t’ai cherchée, mais tu n’as laissé aucune trace.

    Quand je rampais près de ses pieds, Cheveux Jaunes se penchait pour me ramasser. Elle m’asseyait sur ses genoux à côté du chat. J’avais peur de cet animal aux griffes acérées. Ses pupilles changeaient de couleur avec la lumière. Elles brillaient au soleil pour ensuite s’éteindre à l’approche de la nuit. Ce tour de magie me troublait. Je voulais seulement te revoir, toi et le noir immuable de tes yeux.

    Cheveux Jaunes m’adressait constamment la parole. Plus elle chantait « UN CHAT ! UN CHIEN ! UN OISEAU ! », plus j’entendais ta voix : « Je réchauffe l’alcool de serpent maintenant ! » Au lieu des « Bravo ma petite ! », j’aurais voulu réentendre notre vieille télévision me raconter des histoires de bébés filles laissés pour compte dans le froid. Je me demande ce qui est arrivé à ces fillettes. Je me demande si tu te souviens encore de moi.

    Mei

     


     

  • Le pays fabuleux

    Le pays fabuleux

    « Je voyageais. Le paysage au milieu duquel j’étais placé était d’une grandeur et d’une noblesse irrésistibles. »
    Charles Baudelaire, « Le gâteau », Le spleen de Paris


    Magnifique Gaspésie ! Pour beaucoup de Québécois qui n’habitent pas cette vaste région, c’est un lieu emblématique de la nature, de l’évasion, des grands espaces, mais qui fait néanmoins partie d’eux et qu’ils veulent préserver. Pour bien mesurer l’ampleur du territoire gaspésien . . .

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  • Jacques Ferron topographe

    Jacques Ferron topographe

    Trois recueils de contes qui sont aussi trois des plus grands livres de l’histoire de la littérature québécoise sont issus de la Gaspésie, ont trouvé leur inspiration dans cette région maritime : Contes pour un homme seul (1944) d’Yves Thériault, puis Contes du pays incertain (1962) et Contes anglais (1964) de Jacques Ferron1.

    Victor-Lévy Beaulieu observait il y a vingt ans : « Dans Rosaire, Jacques Ferron a écrit . . .

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  • Du sens et de la beauté

    Du sens et de la beauté

    J’ai rêvé presque toute la nuit que j’étais, avec d’autres personnes, emprisonnée dans un camp nazi. Il nous fallait veiller à ne pas tomber entre les mains d’un soldat de mauvaise humeur : le moindre écart de conduite, et nous risquions l’exécution sommaire. Vers la fin du rêve, je marchais sur la grève d’un des plus beaux villages du Québec, Notre-Dame-du-Portage – que j’ai découvert il y a quelques années à la faveur d’une résidence d’écriture. Je tirais de ma poche une cigarette . . .

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  • Les fictions arborescentes de Richard Powers

    Les fictions arborescentes de Richard Powers

    Certaines théories de sylviculture conçoivent les arbres comme une vaste étendue communautaire, dont les individus seraient reliés entre eux par des centaines de milliers de kilomètres de connexions fongiques. Ces arbres vivraient en étroite interdépendance, agiraient l’un pour l’autre, partageraient leurs ressources en une même cagnotte métabolique.

    Cette thèse réelle est défendue par la professeure Patricia Westerford, alias Patty-la-Plante, l’un des personnages les plus intrigants de L’arbre-monde1, de Richard Powers, lauréat du prestigieux prix Pulitzer . . .

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  • Tombé des nues

    Tombé des nues

    Alain Finkielkraut est une des figures intellectuelles qui suscitent le plus de mépris en France. Traité de « réactionnaire », associé sans appel à l’extrême droite dans le discours public, celui qui inaugura sa vie adulte en plongeant dans l’effervescence maoïste de Mai 68 se retourne et se demande : « Que s’est-il passé ? »

    L’œuvre d’Alain Finkielkraut, qui vient d’accéder au club des septuagénaires, est immense. Depuis Le nouveau désordre amoureux (1977) jusqu’à La seule exactitude (2015) en passant par

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