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Auteur/autrice : Anne-Marie Guérineau
Cet étranger parmi nous d’André Langevin
André Langevin est de ces romanciers canadiens-français dont l’œuvre commande à la fois une relecture et un certain brio éditorial afin de ne pas sombrer dans la partie fantomatique du canon littéraire.
Pensons à la série de rééditions en format poche qui a permis à Gilbert La Rocque de ressurgir dans toute sa majesté postmoderne. Après la boue, Serge d’entre les morts et Les masques – qui fut aussi l’objet d’une édition critique – se sont ainsi affirmés comme des . . .
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Deux titres : La société des cœurs et Bleu de Delft
Les éditions Trait d’union ont créé une nouvelle collection – « Spirale » – dans l’esprit de la revue homonyme, qui réunit de brefs essais sur des sujets d’actualité ou des thèmes à caractère éthique, politique, esthétique ou poétique, abordés selon un prisme personnel et sur un ton qui se veut littéraire, ou polémique, ou réflexif.
Roumanes, docteur en philosophie et critique d’art, a inauguré cette collection en consacrant son premier essai à la conscience esthétique, thème qu’il traite comme artiste d’une part, d’un point de . . .
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L’Évangile jetable : Un feuilleton laïc
TURC
Pseudo de Victor Barbeau, La Presse, 1921…La parole faite chair
1 Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
Évangile selon saint JeanPRÉAMBULE
1 Au début, ça bavardait intensément. Le bavardage était devenu la réalité même, et la réalité se prenait pour du bavardage.
Tout ce qu’on apprendra ici fut tiré des journaux, car il n’y a plus d’autre manière de prouver rapidement, sinon que d’emprunter la manufacture de la rumeur et du consentement agitée par les quotidiens.
Dans le ouï-dire, il y a quand même une vérité sur les hommes. Une lumière diffuse.
Il vaudrait d’ailleurs mieux lire les journaux dans le noir, afin que les ténèbres s’exercent à comprendre.
C’est pourquoi vint un type nommé Thierry, qui fournirait un reflet de l’incompréhension où la parole a sombré.
Ce n’était pas tout à fait une lumière, mais il servirait à éclairer, à souligner la retaille d’intelligence qui roupille partout.
L’évidence crue, elle, était en route. On disait même qu’elle était disponible sous les kiosques, mais qu’elle n’intéressait pas grand-monde.
Pourtant, il suffisait de se mettre à l’écoute comme il faut, pour devenir un enfant du réel.
C’est pourquoi Jean-Claude s’est habillé, a circulé parmi nous. Et nous en avons retrouvé un sens commun.
C’est lui, qui vient après moi, mais qui en fait passe avant moi. Car c’est lui qui est plein. L’agent de la distribution. La langue qui pèse une tonne.
Le bonheur va demeurer caché. Mais grâce à Jean-Claude et selon son expression, on peut maintenant se cacher avec.
Jean-Claude se manifeste au Syndicat
Tout a commencé par un avertissement de Jean-Guy. « Je ne suis pas Jean-Claude, mais laissez-moi vous dire qu’il vaut mieux vous préparer à ce que Jean-Claude va venir vous annoncer. » Devant son ton de vérité, ils ne manquèrent pas de lui demander : « Mais qui es-tu, toi ? un sauveur ? T’as gagné tes élections ? Tu vas nous révéler comment faire sourire les mortels ? » Et il répondit non. « Je suis la voix de celui qui a mal à la gorge pour tout le bruit qui fait mur dans nos murs, et je vous suggère de vous gargariser radicalement. Ce gars-là, je pourrais à peine marcher dans ses traces sans m’enfouir, chers membres, et il convient qu’une sorte d’introduction vous l’amène. » C’est ce que Jean-Guy baragouina devant le fleuve visible des fenêtres du trentième étage, en cet avant-midi où il énonça distinctement le nom de chacun afin d’officialiser le membership.
Le lendemain, Jean-Claude vint le voir et fut direct avec lui devant tous : « Vrai comme tu me vois, voici la lessiveuse de notre communauté, par quoi toute la saleté disparaît selon une hygiène parfaite. » Jean-Guy, qui ne l’avait jamais vu en personne, reconnut aussitôt la pesanteur réelle du bagout de l’homme, une verve à débloquer les tuyaux. « Je l’ai vu sortir de l’ascenseur et j’entends dans sa voix que son discours donne sens au sens de mes mots. C’est pourquoi je vous recommande de voter pour lui et d’en faire le chef opératif du développement communicationnel. »
Plus tard, Jean-Guy fixa Jean-Claude, qui venait de se resservir du café, et s’écria : « Voici notre homme, celui qui nous empêchera de reculer devant l’épreuve ». Rapidement après l’élection, un comité se forma et une discussion s’enclencha sur les statuts. Il y avait là Gilles Personne de Roberval, qui avait la tête dure, et dont l’obstination entraîna Jean-Claude à le surnommer Caillou. « Tu es Gilles Personne, et parce que tu as la tête dure et que j’aime cela, tu t’appelleras Caillou, mon homme. »
En fin de journée, Jean-Claude annonça qu’il avait décidé de partir pour la Vallée-de-la-Gatineau. Il sollicita un mélange de piliers et de recrues, en leur disant de s’armer de patience. En répondant à son invitation, autant Caillou que Christophe, qu’André (dit le Greffier), que Bartlebible, que Copernac s’aperçurent qu’ils avaient toujours attendu ces circonstances et que le timing était parfait. Ils sentirent alors le marasme bouger, et que finalement le virage se fait presque tout seul quand le vent souffle du bon bord. Et Jean-Claude leur dit : « Vrai comme vous êtes devant vos écrans, vous n’avez encore rien vu. Vous allez voir ce que vous allez voir, le musée des enthousiasmes va s’écrouler sur le quotidien, et les mouches vont regagner leur noblesse après des siècles de dispersion instrumentale. »
Les noces versicolores
2 Quelques jours plus tard, on célébra le mariage du directeur régional dans la bourgade de Quyon, en Gatineau, où la mère de Jean-Claude habitait. Résultat d’un mauvais calcul, les vins et spiritueux vinrent à manquer. Maria supplia alors son fils de trouver une solution, ce qui permit de constater l’ampleur de ses notions de chimie. « Mère, allez chercher les sachets de champignons moulus qui se trouvent dans le coffre à gants du véhicule de Caillou. Prenez six chaudières d’un gallon et mélangez le contenu de trois sachets à dix-huit litres d’eau de source amenée à une température de 80 degrés, dans laquelle vous aurez préalablement infusé un mélange de thé noir et de menthe. » Aidée par Copernac et Andrée, Maria remplit les chaudières et après une vingtaine de minutes, filtra. On convoqua alors le sommelier qui, n’ayant guère d’autres options, entreprit le partage du précieux liquide entre les convives. Ce fut le début des miracles. Le besoin d’alcool disparut et le reste de la nuit coula comme une rivière multicolore, un arc-en-ciel qui s’effondra voluptueusement dans la matinée.
Descente à Hull
Après cela, on descendit à Hull pour quelques jours.
La fête du Travail était proche et Jean-Claude s’aventura à Ottawa. Là-bas, il entra dans un mégacentre commercial occupant un quartier entier, où l’on vendait de tout. S’étant saisi d’un bâton de baseball disposé dans un bric-à-brac géant près du rayon des livres, il entreprit de casser quelques vitrines et de renverser les étals d’imprimés. Et à ceux qui vendaient des téléphones intelligents, il dit : « Ôtez-moi la pensée de là-dedans, qu’on puisse s’y faire face et se rencontrer. Ou bien branchez-m’en un dans la nuque et mettez-moi en réseau ! » Lorsque les gardiens du lieu eurent agrippé l’excité, on lui fit une injection qui le ramena à l’ordre et mit temporairement un terme à la confusion entre corps et esprit.
Jusqu’à sa remise en liberté, à la fête du Travail, Jean-Claude accumula les témoignages d’estime, ce qui ne l’empêcha pas de demeurer prudent, car il savait qu’il y a plusieurs pentes glissantes dans l’être humain, surtout dans le triangle formé par ses deux oreilles et son cœur.
Jean-Claude et Jean-Guy brouillent les cartes au chalet
3 Parmi les délégués rassemblés à la table de concertation, il y avait un arbitre nommé Nicolas, gros bonnet ayant changé maintes fois de chapeau. Celui-ci entreprit de tester un peu Jean-Claude : « Nous savons que ton pouvoir de persuasion est presque surnaturel. Cependant voudrais-tu partager un peu de ta grandeur en nous permettant d’épicer les débats par quelques incertitudes de ta part ? » Jean-Claude répondit : « Trouve-toi une vie. Plutôt que d’essayer de me manger la laine sur le dos, tonds-toi toi-même ardemment ». Nicolas lui dit : « Calme-toi, capitaine, et explique-moi comment on peut chercher une vie sans en avoir une déjà ». Jean-Claude lui répondit : « Il ne suffit pas d’avoir une langue dans la bouche et de se brosser les dents pour avoir une parole saine. En vérité, nul ne s’érige sans s’être effondré, s’il désire voir ses mots vivre vieux ».
Car sa voix semblait provenir du monde lui-même, mais en lui le monde se sacrifiait au dialogue et à l’ironie. Si les humains préféraient se regarder les yeux fermés, se parler la bouche pleine, il s’agissait de faire l’obscurité sur tout cela, jusqu’à ce que la clarté survienne de tous les ouvrages qu’il n’écrirait pas.
Après cela, Jean-Claude retourna, avec son équipe, visiter Jean-Guy à son chalet, où il poursuivait à distance son travail d’enrôlement et de certification. Jean-Guy, qui n’allait pas tarder à être jeté en isolation, continuait à se baigner nu malgré le froid croissant, ce qui lui valut une dispute avec un voisin ayant de jeunes enfants. « Je n’y puis rien, et ce n’est que le moindre déshabillement, car en venant vers nous il a commencé à me dévêtir de moi-même et à faire de mon cerveau le théâtre d’un effeuillage. Il faut qu’il grandisse et que je rapetisse. »
Commentaire de l’évangéliste
Celui qui arrive de nulle part est proche parent de tous, ce qui lui fait brouiller les cartes. Mais puisque nous étions mêlés avant qu’il arrive, cela pourrait nous arranger. Si la colère du monde le guette, la colère se fera plus étendue sur ceux qui voudront le disjoindre complètement de leur généalogie.
Division à Trois-Rivières
4 À présent que le patronat était devenu plus conscient de la structure selon laquelle Jean-Claude déléguait, ce dernier fit une retraite à Québec. Pour cela, il lui fallut passer par Trois-Rivières, où il s’arrêta pour boire un pot dans une modeste taverne. « Me donnerais-tu à boire ? » demanda-t-il à la jeune serveuse un peu distraite. Il faut dire que la diction un peu officielle de l’homme l’avait rendu suspect, l’endroit étant essentiellement fréquenté par les locaux. Dès que la femme lui eut versé un verre d’eau, il lui parla d’un breuvage qui enlevait totalement la soif, une bière forte qu’il avait ramenée d’Ontario. Il faut dire que la carte des alcools ne le stimulait pas beaucoup. Profitant du peu de clientèle, elle accepta qu’il aille chercher sa glacière dans le véhicule afin de lui faire goûter ce liquide absolu. « Tu devrais peut-être prévenir ton mari » lui dit-il, ce à quoi elle répondit : « Je n’en ai plus. En fait, j’en ai cinq, mais aucun n’est vraiment digne de ce titre ». Il lui dit qu’il serait temps de se brancher pendant qu’elle était encore ravissante.
« Je vois que tu es un athlète de l’amour », lui dit-elle. Prenant la balle au bond, il lui dit : « Tu ne crois pas si bien dire, car en réalité je suis le mari de tes maris, celui que tu attendras encore quand je serai parti à Québec. Et c’est ainsi que je veux être désiré, bien au centre ».
Là-dessus ses collègues le rejoignirent après avoir fait quelques détours obligés, mais ils demeurèrent discrets devant le comportement de leur allié, qui devait savoir ce qu’il faisait.
Après qu’ils eurent commandé un gueuleton, ils durent insister pour que Jean-Claude avale une bouchée. « J’ai un aliment que vous ignorez à me mettre entre les dents. Ma nourriture, c’est avant tout d’accomplir mon devoir, même s’il semble que ceux qui récoltent soient rarement ceux qui ont fait les semailles. Or ne vous en faites pas, puisque vous êtes depuis longtemps entrés dans le travail. »
Plusieurs Trifluviens furent recrutés sous l’effet du charisme et de la rumeur qui circula comme une tache de pétrole fin durant ce bref passage. À la femme qui craignait les avoir trop influencés, ils répondaient : « Ce n’est plus ton récit, ni même le nôtre, car nous sommes désormais les personnages de ce rassembleur automatique ».
Après une nuit ou deux à Québec, Jean-Claude vérifia ses dossiers, pour constater qu’ils n’étaient pas aussi avancés que prévu, mais qu’il valait mieux agir de loin. Il retourna donc en banlieue de Gatineau, où il rencontra un fonctionnaire. Par chance, le fils du fonctionnaire avait participé à la consommation de champignons moulus lors des noces, ce qui avait multiplié son enthousiasme et avait préparé le terrain. Son père, enchanté au-delà de toute mesure d’avoir vu les problèmes de comportement de son fils s’atténuer, accepta d’intervenir auprès des médias afin d’étaler les dissensions du Caucus au sujet des tactiques du Patronat.
Suscitation des doutes
5 Peu après, Jean-Claude alla à Montréal pour une fête syndicale donnée à la piscine publique du Centre-Sud. Il se trouvait là de nombreux déprimés, que Jean-Claude raviva par la discussion. « Toi qui t’affaisses en toi-même, je t’ai vu te taire depuis longtemps. Avale ton crachat, relève la langue et parle à nouveau, sans crainte de postillonner. » Et les voilà qui discutent de plus belle.
C’était dimanche, en plus d’être fête. C’est pourquoi les délégués supérieurs se trouvèrent inconfortables devant tant d’activité cérébrale. « Vous n’avez pas envie de relaxer un peu ? On aura tout le temps de rebâtir notre programme durant les prochains jours… » Jaloux de l’attention portée à Jean-Claude, quelques barbus commencèrent à lui trouver davantage de défauts et à révéler leurs penchants d’abrutis jaloux. « Il se prend pour Dieu, ce type ! »
Devant leur persiflage, Jean-Claude leur adressa ces mots : « À vrai dire, à vrai dire, si vous persistez à rabattre mes propos sur ma face et le fait qu’elle ne vous revient pas, nous sommes aussi bien d’en demeurer à la lutte dans la boue, au tir au poignet ou aux séances de poker nocturne. Moi, je suis mort à moi-même dans ma voix, et celui qui m’aime fera de même pour que la poésie féconde les canaux souterrains de son action ».
Voyant que cet adversaire en chef du Patronat se hissait à un statut d’anti-patron par excellence, sorte de grand boss inversé en virtuose, les délégués supérieurs se résolurent à le haïr doucement, en s’envoyant quelques séries de cocktails bien relevés.
Malgré une certaine baisse d’attention, Jean-Claude poursuivit : « Voyez-vous, si je semble me prendre pour un autre à votre place, c’est que mon témoignage m’éloigne de la facilité qui brûle nos germes d’être-mieux. Scrutez les statuts de notre association, et vous verrez que l’instillation à devenir son propre patron suppose un jeu acrobatique avec les hiérarchies, au risque d’une liberté de parole incluant des poches de folie ».
« Je ne tire pas de profit outrancier de la situation, car je dépense au fur et à mesure que j’engrange estime, amour, information. Comment ne pourriez-vous pas vous endetter les uns envers les autres et assainir la banque négative qui en résulte ? L’hiver approche, et il sera bientôt l’heure de saigner les radiateurs. Mais bon, si vous ne croyez plus utile d’ouvrir la bouche pour personne, à quoi bon discutailler. »
Le pain bionique
6 Après cela, Jean-Claude se dirigea à l’autre bout de la province, pour s’arrêter dans le quartier des affaires de Sept-Îles. Un embouteillage le suivait, tellement les curieux étaient attirés par les bruits formés autour de lui. Jean-Claude dit à son collègue Philibert : « Eh bien, il y a du monde à la messe. Je ne sais pas comment le lunch prévu pourra suffire… » C’était pour mettre Philibert à l’épreuve, car celui-ci ne semblait pas encore convaincu que les capsules de pain bionique et de poisson séché fonctionneraient convenablement. Une fois les nappes étendues dans le parc public, on humecta les capsules et les disposa sur les plateaux. À l’étonnement de tous, la matière se multipliait à vue d’œil et fut distribuée au millier de personnes présentes pour l’assemblée populaire. Il en resta même une certaine quantité qu’on remit à sécher sur le toit des voitures.
À la vue de ce lunch impromptu, les participants se dirent que l’homme en savait un brin sur les nouvelles technologies alimentaires. Après quelques palabres, Jean-Claude se garda une petite gêne et se retira, seul, afin de classer ses pensées.
Jean-Claude surfe dans les limbes
Le soir arrivant, ses proches collaborateurs descendirent vers le rivage et investirent un Zodiac pour une petite escapade. La mer s’agita au contact d’un vent soudain, et ils commencèrent à se sentir dans le trouble. Naviguant tant bien que mal et distinguant de moins en moins le port, ils aperçurent Jean-Claude sur une motomarine, puis le perdirent de vue. Pensant se diriger vers lui, ils aboutirent rapidement à un quai et purent rejoindre la terre.
Le lendemain, ils le retrouvèrent au déjeuner et n’osèrent pas trop poser de questions. « As-tu passé une bonne nuit, capitaine ? » Il leur répondit : « Vrai comme je suis là, je vous dis que vous me cherchez, parce que même en me voyant vous savez qu’il faut encore travailler pour me rejoindre. Ne me collez pas trop, mais avec moi cherchez le point où nous accosterons ensemble ». Ils lui dirent, semi-comiques : « Serions-nous mieux de trouver d’autres véhicules ? » Et lui : « Comme j’ai séparé hier la nourriture en expansion, pour accompagner sa croissance en la partageant, apprenez à discourir en tirant profit des oreilles à double-fond de ceux qui vous entourent ».
Le soir, certains de leurs voisins de table s’impatientèrent. « Vont-ils donc se payer longtemps de telles abstractions ? Venant d’un petit gars de Saint-Ferréol dont les parents ne sont pas beaucoup sortis de chez eux durant leur vie, ces élucubrations sonnent comme de la monnaie de singe, une mégalomanie de marché aux puces. »
Jean-Claude : « Je suis venu vous réapprendre à déshabiller la parole de son contenu. En émiettant mes mots et en filtrant ma salive, vous devriez accéder à l’éternel recommencement qui vous trotte dans la tête depuis l’origine. Vous aurez beau prendre ça pour de l’argent comptant, c’est à un blanchiment radical que je vous convie ».
À partir de là, certains collègues devinrent plus distants, plus soucieux des sondages et de l’avis des médias. Il se forma cependant une garde rapprochée d’une douzaine de bougres et même de quelques bougresses, devant lesquels Caillou devint une sorte d’émissaire privilégié. Jean-Claude finit par leur dire : « Je vous choisis tous sans exception. Mais l’un de vous est un coquin ». Il parlait là d’Étienne le Brûlé, fils d’un prospère entrepreneur en bâtiment de Laval. Celui-là lui jouerait solidement dans le dos plus tard.
La fête du tabernacle
7 À partir de là Jean-Claude fit semblant d’errer autour des grands centres, car ses appuis au Syndicat s’étaient fissurés, ce qui engendrait des divisions insolubles. Or une fête du tabernacle approchait. Ses demi-frères le prévinrent : « Va prendre du bon temps au Saguenay, afin que tes admirateurs conçoivent que tu es un chic type. Montre un intérêt humain, fais sécher du linge et raconte des faits divers, ça ne saurait nuire à la profondeur de tes causes ». Ses demi-frères, de passage dans la région, ne croyaient pas à un huitième de lui. Jean-Claude leur dit : « Mon heure est reportée ; mais la vôtre n’est exacte que regardée vite. Le monde ne saurait vous haïr autant qu’il me hait, parce que mon opposition est un roc sans raison, témoin de mon amour pour la racine creuse de tout. On verra bien ». Il resta donc sur la Côte-Nord, et lorsque ses demi-frères aboutirent à la fête, il les suivit en cachette.
Les conspirateurs du Syndicat s’y disputaient avec d’autres membres. Au fond, on ne pouvait échapper au fait qu’il séduisait le peuple, mais son aura n’était pas imperméable au bavardage. À partir de là, Jean-Claude vit la notion de frère s’égrener passablement. Dévoilant sa présence il parla sans réserve à quiconque.
La fête en était à son milieu, et la rumeur s’élevait de plus en plus. « À ce qu’on sache, il n’a aucun diplôme sérieux. Et pourtant, il s’exprime tantôt sur le ton d’un docteur en lettres, tantôt sur celui d’un expert de la gestion. Que vont devenir les spécialistes s’il continue à sauter ainsi les clôtures ? » Jean-Claude leur dit : « Incapables de réfréner votre besoin de m’anéantir, vous prenez vite refuge dans les apparences. Derrière vos savoirs compartimentés, vous seriez donc à l’abri de l’hypothèse impromptue et de l’intuition clairvoyante ? » À ce moment, on réussit, auprès d’une partie du groupe, à le faire passer pour un léger paranoïaque.
En fin de soirée, au moment où la fête risquait de s’éteindre, Jean-Claude dit : « Partagez avec moi ce cocktail amer, qui prolongera votre ivresse tout en préparant votre corps à un lendemain moins pénible. Que ceux qui ont soif viennent lever leur verre en l’honneur d’un territoire criblé de cours d’eau ». Il disait cela avec esprit, ce qui donnait à ceux qui l’entouraient l’impression d’en avoir.
Le désaccord persistait parmi les troupes. Certains voulaient le faire arrêter pour distribution de substances douteuses, d’autres voyaient en lui le sauveur des silencieux. Même les agents doubles qui s’affairaient dans la place hésitaient quant aux mesures à prendre.
La femme infidèle
8 De retour dans la métropole, Jean-Claude se rendit au mont Royal. On ne le lâchait pas, et lui ne lâchait pas. Il professait spontanément la gratuité comme une loi auto-explicative. Les écrivains et les trafiqueurs d’influence s’intéressaient à ses méthodes et à son réseau. Au milieu d’une journée, on l’amena à commenter les infidélités de l’épouse d’un haut placé du Syndicat. « Cette femme, mon ami, ne se cache même pas d’entretenir des relations avec un fils de patron, un opportuniste sur son ascension. Selon vos statuts actuels, son mari devrait faire maison à part, à tout le moins. » Il répondit : « Non seulement vous manquez de chats à fouetter, mais c’est là un autre exemple du mépris de soi retourné en haine de la femme. Bien heureusement, on ne va pas se mettre à fouiller votre historique sentimental ». Là-dessus, il démarra une partie de pétanque et garrocha la première boule.
Lumière de gorge
Tout en remportant partie sur partie, Jean-Claude justifia son manque d’inhibition. « Je ne suis pas vraiment Jean-Claude, car enfant j’ai glissé entre les lettres de mon nom. Ce que j’ai gagné en poésie sauvage et discrétionnaire, je l’ai perdu en pouvoir manifeste. Chez moi, la tautologie n’est pas un défaut, mais un socle par lequel le discours conserve un fond solide. Dans la lumière de ma gorge, il y a le béton opaque où l’on demeure à part soi, mis en terre. Entre nous et nous, le deuxième homme a raison de changer de chaise souvent. »
L’entendant parler ainsi, les syndiqués se demandaient s’il n’allait pas se tuer. « Moi, je ne suis pas du monde. J’ai beau tomber je suis toujours en haut. Et si je fume parfois le calumet en votre présence, c’est pour alimenter une atmosphère de confrérie. Quant à vous, contentez-vous d’élever vos enfants comme il se doit, puis on se reparlera de comportement. »
« Tu nous contrains à beaucoup de liberté, l’ami, et tu parles comme un livre dont chaque page est cornée. N’avons-nous pas raison de penser que tu abuses un peu de la dive bouteille ? » Devant ces insinuations Jean-Claude prit du mordant : « Je suis, tu fuis, la suite de cette histoire est le démon engendré en vous-mêmes et par vous-mêmes par déficit congénital d’attention ». Les syndiqués perdirent patience : « Tu n’as même pas d’ancienneté, et tu voudrais nous culpabiliser de n’être pas tous des têtes à Papineau ! » Ils voulurent lui projeter des boules de pétanque par la tête, mais ils se contentèrent de l’escorter à sa chambre en se protégeant des photographes.
La vision se renverse
9 En se dirigeant vers le motel il fut aperçu par un aveugle. Ses collègues lui demandèrent : « As-tu vu quelque chose de mauvais, l’ami ? » Et lui : « Il me semble que les affaires se renversent et que mon œil est bon à jeter aux mendiants. À vrai dire, à vrai dire, je prendrais bien un petit remontant ». Lorsque soudain l’aveugle retira ses lunettes, on reconnut l’anonyme en personne, le seul miroir qui pouvait faire trembler Jean-Claude. On lui conseilla d’aller se laver à la piscine voisine, ce qui signifie se faire envoyer. Sur le chemin, plusieurs disaient de Jean-Claude : « C’est lui ». D’autres rétorquaient : « Il y a une certaine ressemblance ». Lui-même disait : « Je ne le sais plus trop. Mes yeux contiennent de la bouette comme tout le monde, mais au contact de la connerie ma clairvoyance s’accentue, et je deviens, sans mérite, ce que l’on tait depuis longtemps ». Avant de refermer sa porte et qu’il ferme ses paupières, ils lui dirent où il était, et il dit : « Je ne sais pas ».
Enquête interne du Syndicat
Devant ces histoires de boue, d’aveuglement et de désorientation, le Syndicat créa un comité destiné à poser quelques questions à Jean-Claude. Cependant les membres ne purent se mettre d’accord, ce qui donna lieu à la création d’un sous-comité chargé d’examiner les procédures du comité. Tout se passait comme si Jean-Claude avait ouvert les vannes d’une interrogation sans limites, comme le voulait la rengaine suivante : « Qu’est-ce que voir clair, sinon d’observer la réalité s’approfondissant ? »
10 « À vrai dire, voici : celui qui tourne autour du pot doit le faire avec de bonnes intentions. Celui qui se frotte sur la grange devrait en profiter pour en faire s’échapper quelques brebis, afin qu’elles trottent devant lui vers ce qu’il veut dire au juste. Quand vous aurez étalé suffisamment de propositions comme si elles vous étaient étrangères, n’oubliez pas de refermer la bouche et de construire quelque chose. » Jean-Claude leur énonça cette charade, mais ils ne furent pas convaincus de bien piger.
Alors il reprit : « Je suis un trampoline à moutons, un perchoir qui s’égrène, la porte d’un livre qui ferme mal. Passez par chez nous comme des voleurs, comme des facteurs, comme des lecteurs. Tout ce que je raconterai vous préparera à retourner vers l’expéditeur. Car vous devez vous attendre en enfants : devant un miroir qui a le temps voulu pour changer avant de réfléchir ».
Effets du discours et fête de la dédicace
La zizanie reprit de plus belle sous l’effet de ces mots. Beaucoup se sentaient inaptes à relier la théorie à la pratique, le calcul à la spéculation. D’autres disaient : « C’est un malade. Il multiplie les contre-pouvoirs jusqu’à nous paralyser l’appareil, alors qu’il deviendra urgent de dévoiler une stratégie opératoire, de combattre sur un terrain connu. – Justement, le Salon du livre approche. Si nous pouvions lui prêter des écrits, il serait possible de le lapider de best-sellers si son rendement politique se fait attendre ».
Par une série de faux-semblants et de représentations, ils parvinrent à organiser quelques séances de dédicace autour d’un carnet blanc. Malheur leur en prit, puisque les lecteurs affluèrent devant cette encre parasympathique. Car on en avait sa claque de l’imprimé, de l’ensevelissement sous les lignes, et les carnets vierges devinrent le symbole d’un repos de la langue. Au Syndicat, beaucoup se noyèrent dans l’alcool.
Dernier retour à Saint-Ferréol
11 Au village natal de Jean-Claude eut lieu une prise d’otages. Un dénommé Lessard, ancien vice-président du Syndicat, désormais isolé et de santé fragile, s’était enfermé avec quelques citoyens puis s’était mis soûl mort. Il avait réclamé qu’on remette de l’ordre dans l’appareil de propagande. Maria et Martha, la mère et la tante de Jean-Claude, avaient servi d’intermédiaires pour que ce dernier vienne parlementer avec le forcené. Ayant appris l’existence d’une entrée latérale, Jean-Claude entreprit de pénétrer dans le bâtiment afin de comprendre le pourquoi du silence. Il ressortit bientôt et annonça : « Chers collègues, Lessard n’est pas seulement soûl mort, il est bel et bien mort. Quant aux otages, il les a tellement fait boire qu’ils ne peuvent se mouvoir ». Là-dessus, Garp, dit le Méfiant, s’exclama : « Depuis le temps que j’entends parler de son moonshine ! Moi je dis qu’il faut entrer et aller mourir avec lui ! »
Impuissant à retenir ses compagnons, Jean-Claude s’excusa pour eux auprès de Martha, dont il apprit qu’elle avait entretenu un petit quelque chose avec Lessard. Il lui dit : « Il est possible que ton ami ne soit que dans le coma ». Vers quatre heures du matin, au moment où les collègues s’écroulaient l’un après l’autre en compagnie des crapules du coin, la beuverie spontanée s’acheva et Jean-Claude vint chercher Martha. Il lui dit que quelqu’un voulait lui parler. C’était Lessard, revenu de chez les morts, mais dont la mémoire se limitait pour l’instant à sa petite enfance. Le petit homme en aurait pour un bout à reconstruire son présent avec la cadette.
On fit de plus belle à Jean-Claude la réputation de pouvoir mettre les choses à l’envers à l’endroit, et les choses à l’endroit à l’envers. N’était-il pas étrange qu’on ne le voie jamais ivre au milieu de tous ces banquets ? À ce point, les journalistes étaient partout, chaque mot analysé devenait une grenade. Les administrateurs et les éminences grises s’échauffaient toujours plus, et la garde rapprochée de Jean-Claude se résigna peu à peu à la perte de son leader.
12 À l’approche du printemps, Jean-Claude passa du temps à Montréal, où il rencontra souvent Lessard, qu’il avait remis sur pieds, et qu’il avait même aidé relativement à son problème de boisson. Sa liaison avec la tante de Jean-Claude était alors chose publique, et le Syndicat se méfia de nouveau de Lessard. On mandata dès lors Étienne le Brûlé pour surveiller de près leurs allées et venues ainsi que pour contrôler les activités de financement. Mais Jean-Claude savait aussi compter, ce qu’il fit comprendre au Brûlé lors d’un repas professionnel : « Des naïfs, tu en auras toujours sous la main, mais moi, tu peux déjà me rayer de cette colonne. Or, si tu sens des aspérités dans l’intérieur de ta gorge, dis-toi que cela n’est peut-être pas que l’annonce d’une allergie accentuée aux arachides, mais qui sait, la flétrissure intime de ta noix ».
Le lendemain à la montagne, une grande foule vint à sa rencontre pour se manifester contre la privatisation du langage. Après quelques politesses, on l’érigea sur un âne en témoignage d’élection populaire, et on le fit circuler entres les cohortes devant les forces de l’ordre officiel. Il répondit à la politesse en arborant un bonnet d’âne et en mâchant une tige de citronnelle qu’un de ses proches collègues lui avait tendue. On s’écriait : « Béni celui qui exerce la triangulation du ruminant ! Béni l’agent d’allers-retours bien graissés entre le singe et nous ! »
Ce que la garde rapprochée ne comprit pas d’emblée, c’est que tout cela se déroulait comme un ordre du jour, mais que celui-ci se serait écrit à la manière d’un procès-verbal. D’une certaine façon, la foule était un texte vivant qui inclinait à ramener les miracles à des dimensions plus sobres. Malgré la banalité progressive de la procession, les haut gradés du Syndicat réalisèrent qu’on leur subtilisait quelque chose de central dans le quotidien. « Vous voyez qu’on patine en cercles vains dans nos bureaux ; il improvise, et le monde va à sa suite. »
Quelques observateurs étrangers étaient là, qui voulaient voir Jean-Claude. Ils le demandèrent à Copernac qui le dit à Maillet qui le relaya à Jeanne qui transmit la demande à Caillou, lequel alla le dire à Jean-Claude. Celui-ci leur parla en ces mots : « Il est temps qu’il se passe quelque chose. Si le compost ne fermente pas, le jardin ne pourra produire. Qui aime son père l’enfante en cessant de rechercher sa simple admiration. Car nous sommes tous tout nus, à cette heure, et c’est en allant plus loin dans le trouble que nous sortirons ensemble du trouble ». Un grondement dans le ciel ressemblait à une voix. Un ange passa. Des canons à lumière projetèrent leurs faisceaux devant l’orage naissant. Il leur dit : « Oubliez ces artifices municipaux. Ce sont des codes pour nous confondre. Nous surgirons d’en dessous du spectacle, anonymes à la mesure de nos différences faciales. Apparaître et disparaître seront nos deux bras armés. Car nous savons marcher dans le noir maintenant. Ce que je dis, c’est que je ne suis pas la parole qui me donne naissance, et que par là, nous nous multiplions ». Après avoir exprimé ces paroles, il se déroba à eux.
Étienne le Brûlé s’en lave les mains
13 Juste avant Pâques, Jean-Claude se sachant condamné réunit ses plus proches collègues et leur fit un chili végé. Tandis qu’ils soupaient, il remarqua qu’Étienne avait le diable au corps et souffrait d’incohérence. Cela crevait les yeux qu’il était un transfuge, mais il le laissait faire car ça faisait son affaire et qu’il fallait que son histoire se termine avant son corps. Après le repas, Jean-Claude se mit torse nu et se plaça une nappe en bandoulière. Il la retournait, et eux ne savaient pas de quoi il en retournait. Il versa alors du gaz à briquet sur leurs pieds et se mit à les frictionner avec la nappe, puis il craqua une allumette et un cercle de feu leur joignit les chevilles un bref instant. Caillou lui dit : « Seigneur, Jean-Claude, c’est brutal, mais ton doigté est rassurant ». Jean-Claude lui répondit : « Ne cherche pas à comprendre trop vite ce que je mime, tu auras tout ton temps ». Là-dessus, ils se serrèrent tous les mains et s’embrassèrent avant de passer aux sucreries, mais l’un d’eux s’enduisit alors les mains de savon antibactérien, prétextant une sensibilité saisonnière. C’est pourquoi Jean-Claude dit : « Vous n’êtes pas tous nets ».
« S’il y a un maillon faible dans notre chaîne, c’est qu’elle était destinée à éclater au grand jour. Il nous faut se saborder pour affirmer notre contre-pouvoir, au profit de nos remplaçants. À vrai dire, à vrai dire, je suis là pour vous réconcilier avec la disparition, car c’est manier l’absence que de parler allègre. » Ayant ainsi statué, il fut troublé et repartit : « À vrai dire, il faut qu’un de vous me couillonne pour assurer la cohérence de notre défaite proactive ». Les acolytes se dévisagèrent les uns les autres, jusqu’à ce que Jean-Claude tendit la fiole d’absinthe à Étienne le Brûlé. Aussitôt, ce dernier fut pris d’un satané besoin de se désaltérer davantage. « Ce cocktail, fais-le rapidement, et bois-le sans en partager. Ramène la bouteille chez toi et va te faire masser avec le reste de son contenu. » La bouche remplie d’amertume Étienne s’en alla bientôt dans la nuit noire.
Dissolution collective
Quelques instants plus tard, Jean-Claude éclaira ses amis sur la suite des choses : « Votre mission, si vous l’acceptez, devrait à l’avenir être de cesser d’avoir peur du vide. En me voyant perdre la possibilité de préciser mon programme, et sur la place vierge laissée par ma popularité, il vous faudra vous rappeler combien n’être personne est un préalable essentiel à la diplomation permanente. Annulez-vous les uns les autres, faites séjourner toute l’absence dont vous êtes capables au milieu même du quotidien, voilà ce que j’exige de vous pour que vous deveniez les meilleurs amis du monde ».
Gilles-Caillou lui dit : « Mais, mon homme, où est-ce que tu vas ? » Jean-Claude répondit : « J’y suis déjà et tu ne peux m’y rejoindre. C’est ce qui rend la conversation profitable. C’est que, pour l’instant, nous sommes redevenus du papier. D’ailleurs tu as le temps d’être recyclé trois fois avant de devenir un document potable ».
Vers la nouvelle tautochronie
14 Dès ce moment, Jean-Claude délira à propos de sa mère. « Ne vous faites pas de trouble pour moi, car je peux retourner chez elle, n’y ayant jamais été. Ma vie est une tautochronie d’un nouveau genre, et pourtant le plus originaire ! Allez-vous me reconduire ? » Garp, le Sceptique, interpella Jean-Claude : « Nous ne savons pas où tu vas, alors comment voudrais-tu qu’on t’y emmène ? – Là où je vais, c’est dans la mère des mères, et c’est à partir de là que le père a fait pousser sa queue ».
Garp lui demanda de lui pointer cette mère du doigt, sur quoi Jean-Claude se contenta d’essayer, à quelques reprises, de se toucher le bout de l’index droit à l’aide de ce même bout d’index droit, perdant presque l’équilibre. « Croyez-moi, vrai comme je suis, il s’agit de se ramener à zéro pour filtrer les rythmes. Lorsque mon ballon-sacrifice sera accompli, ce sera à vous de faire évoluer nos objectifs. Votre richesse sera dans cette pauvreté. S’agit d’y croire. »
L’assistance d’un autre défenseur
Les collègues redoutaient ces paraboles sportives, qui signalaient souvent l’approche d’une défaillance des repères rationnels. « Si vous êtes mes amis, vous devez me permettre de me retirer de la zone payante, et accueillir un autre défenseur pour alimenter l’obstruction du but vacant. Attendez-vous aussi à ce que le terrain adverse communique avec le nôtre par l’arrière. Parce que le disque est une balle, il se pourrait qu’il demeure en vous comme il traverse ma tête. »
« Je ne vous laisserai pas sans outils. Qui reçoit mes propositions pourra les remodeler, les moudre, avant d’en disperser la poudre dans des poumons futurs. Vous pourrez prendre possession de mes spiritueux et de mes autres substances, afin d’en faire usage jusqu’à ce que votre dépendance au besoin disparaisse. »
« Vous êtes plus forts que vous ne le croyez, mais pour le découvrir il est presque nécessaire d’avoir des expériences désagréables. Je vous laisse la faculté de vous retirer de toutes choses pour mieux compter. En effectuant votre retrait, vous vous élancerez pour le coup de circuit. » Bartlebible, qui était assis à côté de Jean-Claude, aurait préféré ne pas avoir de gant ni de batte.
Gemma, dite la Scouine, et Joséphine, dite Gina, demandèrent qu’on fasse circuler le café et les digestifs. Certains demandèrent la permission d’ouvrir la fenêtre pour pouvoir fumer.
La vraie grappe
15 « Ne buvez pas trop de cette grappa. Puisque vos gorges sont des poupées russes, je vous demande de regarder à l’intérieur de ce banc, où se trouvent quelques fioles d’une réserve spéciale. »
Et plus tard il leur dit : « Puisque vos gorges sont des poupées russes, je vous suggère de vous mettre tranquillement à l’eau, car il y a une source en amont des distillats, qui ne donne aucun mal de tête. La vraie grappe est entre vos voix, dans l’espace où vos paroles n’ont pas fini de s’échanger, et que leurs échanges n’ont pas usé. Vous me comprenez déjà un peu, sinon je ne m’adresserais plus à vous ». Philibert lui demanda : « Mais camarade, quand saurons-nous qu’il est temps de couper dans le gras lorsque tu ne seras plus là ? » Jean-Claude lui répondit : « Comme vous avez aimé la boisson vous devrez m’aimer, car les effets de la boisson feront défaut et deviendront bientôt aussi absents que moi. Le manque à l’appel de mon père vous autorise à signer en son nom, lorsque vous rédigerez des fictions. Les droits d’auteur, à vrai dire, ne sont que des excroissances à tailler sur la vigne vocale véritable ».
Il leur apprit que s’ils tapaient sur les nerfs du monde, c’était pour être retirés, et qu’étant retirés ils en deviendraient plus pénétrants.
16 « Je vous ai dit ces choses afin de vous nettoyer l’esprit de tous ces détergents malpropres qui vous traversent. Bientôt, à vrai dire, vous vous retrouverez travailleurs autonomes et le Syndicat ne pourra plus vous venir en aide. Dès ce soir, devenez partiellement vos propres patrons, car j’ai presque fini de jouer au baby-sitter avec vos doutes. » Voyant qu’il s’emportait, il fit baisser l’éclairage et se mit à chuchoter. « Si vous prenez ce qui est à moi, vous relativiserez l’importance de la notion de propriétaire. Vous ne me voyez presque plus, mais c’est pour me revoir au bout du tunnel. À vrai dire, l’homme fait attendre un enfant, et chaque personne attentive est dans ses douleurs, même si, au-dehors, on rigole. »
Les innocents aux mains pleines
« Quiconque croira vous éliminer redoublera l’aplomb de votre désertion, car à l’ombre du festival se dessine une maison de repos très active. À vrai dire, il est bon que je m’en aille, quand supposer un horizon approfondit le socle des yeux. Mon retour, si vous voulez le savoir, est intimement contemporain de mes arrivées, si bien que votre chagrin naissant est une sorte d’œuvre, au même titre que vos enthousiasmes. »
« À vrai dire, quoi que vous vous demandiez, mon nom figure au bas du formulaire et je serai toujours dans vos petits caractères. Je suis sorti du trou pour y retourner, afin que vous relaxiez devant le vide. » Ses comparses lui dirent : « Voilà que tu parles avec moins de paraboles, au moment même où nous devenons à court de questions. Il s’agit donc de souffrir dans le monde avec un bon usage du silence, mais sans excès de celui-ci ? – Fort certainement, mes amis, mais moi j’ai vaincu le mot, et vous aurez toujours à supporter que je me taise mieux que vous. Sans rancune, puisque nous lorgnons vers une parenté non pas de chair mais d’abstraction juteuse ».
17 Ainsi parla Jean-Claude ; et, roulant ses yeux sur eux-mêmes, il se dit à voix haute : « Oh man, j’ai besoin d’une nouvelle médecine. Tous les noms et prénoms je les ai effacés, et là je suis las d’être en gloire transpirée. Les paroles que j’ai données sont à redonner, car ceux qui les recevront les répéteront avec du contenu, afin de s’envoyer dans l’air du temps sans perdre l’instinct de fraîcheur. Désormais je ne serai plus dans les reportages, et l’on cessera de me prendre en haine parce que je fais fuir l’événement. C’est qu’il fallait que l’écriture soit court-circuitée, pour ouvrir à la plénitude de sa propre joie comme mutant audiovisuel. Oh man, qu’on leur permette à présent de glisser entre les images sans perdre l’envers de leur face, afin que je n’aie pas fait l’insignifiant en vain.
Mais que cela s’applique aussi aux contradicteurs et à la race jalouse qui s’accapare la parlotte. Chaque père et chaque mère leur ont été une version du mystère qui leur permet d’articuler, quand la bouche redevint trou des trous par où notre passage miroite le réel. »
Il reçut alors un appel interurbain et engagea une conversation qui semblait compliquée. Il acquiesça à plusieurs reprises et termina en disant oui patron. Il signala ensuite que le monde recommence sans cesse grâce à nous, et qu’un jour nous serions présentés à sa véritable famille, et qu’alors nous en ferions complètement partie. « Entre vous, lui et moi, il s’agit d’une règle d’or où la symétrie habite une asymétrie apparente. Car le rapport entre la mesure de A à B et celle entre A et C y est égal à celle entre A et C et C et B. Un jeu loufoque ! »
L’arrestation de Jean-Claude
18 Ayant déblatéré de manière aussi flamboyante, Jean-Claude sortit avec ses camarades, puis, en procession digestive, ils se dirigèrent auprès du fleuve dans le parc Bellerive, où s’étendait un grand jardin communautaire. Or Étienne le Brûlé, qui le trahissait, connaissait bien l’endroit, car on s’y réunissait souvent. Étienne, ayant, comme prévu, rejoint le front commun de la police provinciale et de l’exécutif du Syndicat, les accompagna là-bas avec lanternes, armes et caméras. Jean-Claude, qui était relativement au courant de la tournure des événements, se présenta à eux et leur dit : « Vous cherchez quelqu’un ? – Oui. Jean-Claude, de Saint-Ferréol, coordonnateur déchu des communications syndicales. – Voici votre homme ». En entendant cela, tous se tournèrent vers Étienne et se frottèrent l’endroit où poussent les moustaches. « Nous recherchons Jean-Claude, de Saint-Ferréol. » Celui-ci leur dit : « À moins d’un rare cas de dyslexie impliquant jusqu’aux facultés visuelles, vous savez déjà où il se trouve. Quant à mes camarades, laissez-les tranquilles ».
Caillou, qui avait le tempérament impétueux, dégaina son téléphone et tenta d’enclencher une conversation vidéo avec son avocat. De l’autre main, il photographia les agents à l’aide de son second téléphone, ce qui provoqua l’agitation générale. Jean-Claude lui dit : « Remets tes revolvers au fourreau, cher Caillou. Lorsque l’avenir est versé, il faut y surseoir ».
Puis Jean-Claude fut conduit devant l’inspecteur en chef, qui le confronta à Renée et à Calife, les hautes têtes du Syndicat qui formaient d’autre part un couple. Calife, trouvant que Jean-Claude toisait vaguement sa femme, lui administra une taloche. « Tords tout le discours que tu veux, mais laisse ma Renée exempte de ta contemplation, bonhomme ! »
Dehors, Caillou fit face à une pléthore de curieux, qui le reconnurent souvent. « N’es-tu pas Gilles Personne de Roberval, ce disciple fantasque du directeur dissident des communications du Syndicat ? » Il dit : « Je préférerais bien croire que non ! » Après quelques rebuffades du genre, on entendit des outardes chanter.
Jean-Claude soumis au savon antibactérien
Ils menèrent Jean-Claude dans le panier à salade, où se trouvaient réunis Pax, le chef de police, et les dirigeants du Syndicat. Ceux-ci dirent à Pax : « Il n’est pas en notre pouvoir de révoquer la citoyenneté de ce rebelle. En corrompant nos membres et la population, il a mis en danger la frontière entre registres ». Pax s’adressa à Jean-Claude : « Es-tu donc l’écrivain sans œuvre qui prétend régner sur les artères intellectuelles de la nation ? » Jean-Claude répondit : « Ma réponse n’est pas recevable dans ces termes. Si nous pouvions fissurer les catégories un instant, la justice n’aurait aucun mal à s’étendre dans une répartition savoureuse du concret. » Pax lui dit : « Le concret, qu’est-ce donc que le concret, mon homme ? »
À la suite de cela, Pax se tourna vers les autorités syndicales et leur dit : « Quant à moi, je ne vois pas le mal qu’il y aurait à le laisser se tourner la langue sur la place publique. Si vous voulez, on peut le détenir jusqu’à Pâques et le relâcher en informant la presse de ses problèmes psychosociaux ». Sur quoi ils s’écrièrent : « Qu’on lui donne une leçon en l’envoyant participer au concours télévisé Le Bouc émissaire ! » Il s’agissait d’une nouvelle télé-réalité visant à domestiquer l’humiliation et mettant en scène des criminels et des fous. C’est là qu’allait aboutir Jean-Claude, à qui on prévoyait faire affronter Mad Dog Bernard, un triple meurtrier aux personnalités multiples.
Malmenage et sondage
19 Après un bref trajet en camion pénitentiaire, Pax ramassa Jean-Claude par le bras et le fit sortir, puis il le guida dans ses quartiers. Ses adjoints s’en saisirent et lui donnèrent quelques décharges de pistolet électrique. On lui rasa une partie des cheveux, afin de ceindre sa tête d’un ruban de contrôle cérébral, et on lui fit revêtir une combinaison pourpre. « Alors beau prince ! Prêt pour les hostilités télékinésiques ? » Et on lui administrait des baffes ou lui pinçait les mamelons. Lorsqu’ils en eurent fini avec leurs menues cruautés, on le mit en coma artificiel dans une cabine jusqu’au surlendemain, le temps de préparer l’émission. Durant ce temps, Pax fit sonder l’auditoire afin qu’on choisisse les modalités de l’affrontement entre Mad Dog Bernard et Jean-Claude. Sur les réseaux sociaux, le Syndicat multiplia les opérations de lobbying afin de rendre les règles défavorables à son mouton noir.
Dans une série de capsules, l’animateur de synthèse, Agaguk Rousseau, présenta les profils : « Vous devez maintenant choisir qui, du Devin ou de l’Étrangleur, aura le privilège du coup initial, de même que sélectionner les thèmes admis pour le combat ». Le concept de base du Bouc émissaire était plutôt minimal. Il s’agissait d’une joute oratoire télépathique dont les contenus passaient par un régulateur d’interactions, lequel permettait à l’auditoire d’en entendre le contenu. Le tout était agrémenté d’animations tridimensionnelles représentant les deux protagonistes attachés chacun au sommet de collines dites parlementaires, sises à l’intérieur d’un océan de flammes solides. Filtrée selon les méthodes et sujets sélectionnés par les internautes, la joute devait permettre de déterminer un Bouc et un Libéré.
Jean-Claude contre Mad Dog Bernard
À l’heure prévue, on diffusa sur les écrans cette excitante séance où deux des plus mystérieux individus de la province confronteraient leurs pouvoirs psychiques d’une colline virtuelle à l’autre. Du haut de son inexistence charnelle, quoique secrètement piloté par Pax, l’animateur Agaguk Rousseau actionna les commandes et la joute oratoire s’anima selon trois thématiques : Souvenir d’enfance, Péché mignon, Porte de salut.
Pour le premier tour, le public vota en majorité pour que Mad Dog s’exerce en premier. Celui-ci s’embourba dans une anecdote à propos de sa mère, ce qui provoqua quelques défectuosités dans l’animation par hologrammes que commandaient les pensées de la brute. Quant à Jean-Claude il garda le silence. L’animateur virtuel s’alarma, et Pax lui-même perdit patience lorsque nous allâmes à la pause : « Tu sais que tu aggraves inutilement ton cas mon vieux ? Libre à toi d’avoir honte de tes origines, mais tu risques d’avoir autant de problèmes que moi, si les publicitaires se retournent contre l’émission ». Le président du Syndicat et ses proches acolytes, qui étaient dans les coulisses, paniquèrent devant l’apathie du concurrent : « Bon sang, Pax ! tu ne vas pas laisser ce freluquet se prendre pour le calife à la place du calife ! C’est toi le king ici. Enlève-le des ondes ! Enlève-le ! » Pax leur répondit : « C’est votre roi, votre gourou communicationnel ! Et vous voulez le réduire en poussière ! » Mais eux ne démordirent pas : « Cloue-le à l’écran ! Fais-en le Bouc émissaire du trimestre ! »
Nous étions à la veille de la Fête du Ressort, et le prix du temps d’antenne était inestimable. Déjà, le second round était retardé. Pax déploya alors un de ses plans d’urgence. « Sortez tous d’ici ! Nous allons générer un spectacle parallèle et condamner votre fils déchu. Tant pis pour la progression dramatique ! »
Fractalisation du Soi
Les techniciens privèrent donc Jean-Claude et Mad Dog de leur libre arbitre et mirent en œuvre la procédure stochastique-C, qui permit de développer en direct une double projection mentale autour des thèmes alloués aux deux dernières rondes. Après avoir perdu la première ronde par défaut, Jean-Claude brilla dans les deux autres et les remporta. Il eut alors le privilège d’être sacrifié. On le plaça dans le Golgotha Rasa 500, un puissant atomiseur d’identité. De part et d’autre de la machine, deux conseillers municipaux déchus furent disposés sur des collants à mouche géants afin d’y croupir, et la scène fut transposée en hologramme sur le mont Royal au couchant. À la tête de la machine ovoïde où était attaché Jean-Claude à la verticale, Pax fit mettre l’inscription suivante : « Le repos me travaille ». Les dirigeants du Syndicat eurent la tentation d’être vexés, mais se fondirent eux aussi en célébrations.
Durant les heures qui suivirent, la personne de Jean-Claude fut divisée à répétition, ses fragments fissurés et séparés encore jusqu’à former un alphabet irisé qui commandait à son tour une autre division asymétrique. La lecture anticipée dans les petits bouts de Jean-Claude glissait sur place. En n’étant plus, il devenait. Voilà donc ce que firent les producteurs.
Les derniers instants
Près de l’hologramme du Golgotha Rasa 500, se tenaient sa mère Maria, sa tante Martha et la Scouine. Les petits morceaux dynamiques de Jean-Claude s’adressèrent en algorithme à Marie : « Femme, me voici mère de moi-même ». Puis, à la Scouine : « Voici ta mère et ta sœur maintenant ». Pour pallier toute confusion, elles firent désormais ménage à trois.
Après, Jean-Claude sachant que tout était fini, et qu’on voudrait bientôt le résorber en écriture, dit : « Vous avez soif. Buvez pour moi, en mémoire de tout ce qu’il y a encore à dire ».
L’archivage impossible
21 Dans les heures qui suivirent, on procéda à la réduction en archives de l’émission et à la mise en fichiers de Jean-Claude, afin qu’il soit rendu disponible à la postérité. Or, la mise au tombeau bioélectronique échoua, car on s’avérait incapable de nommer le fichier principal. Sans identité racine, la mise en réseau était impossible, et la mémoire reflua dans les interprétations vieux jeu.
Appendice
Vrai comme il est, c’est ce scribe-ci qui témoigne de ces affaires qu’il a écrites, et on sait que son rapport est véritable. Mais il y a trop d’autres détails à raconter sur le potentiel de Jean-Claude se réalisant ; si on les racontait tous, je crois que l’espace deviendrait une bibliothèque à la recherche impossible de son index.
Bibliographie
LITTÉRATURE
Pablo Centeno Gómez (textes choisis et présentés par), Le sang de la liberté, Anthologie de la poésie politique d’Amérique centrale, Éditions du Cerf, Paris, 1979 ; María Lourdes Cortés et Fernando Ainsa, Déluge de soleil, Nouvelles contemporaines du Costa Rica, Vericuetos/Unesco, Paris, 1996 ; Fernando Contreras, Unica ou la vie recyclée, Alfil, Paris, 1997 ; Carlos Cortés, Poésie costaricienne du XXe siècle, trad. Julián Garavito, Patiño, Genève, 1997 ; Ana Istaru, Saison de fièvre, La Différence/Unesco, Paris, 1997 ; Tatiana Lobo, Assaut au paradis, Indigo/Côté-Femmes, Paris, 1997 ; Anacristina Rossi, María la nuit, Actes Sud, Arles, 1997 ; Europe, « Poésie de l’Amérique centrale », numéro 823-824, Paris, nov.-déc. 1997 ; Dante Barrientos Tecùn, Amérique centrale : étude de la poésie contemporaine, L’horreur et l’espoir, L’Harmattan, Paris, 1998.
GUIDES
Costa-Rica, Marcus, Paris, 1992 ; Collectif, Le grand guide du Costa Rica, Gallimard, « Bibliothèque du voyageur », Paris, 1996 ; Le petit futé (Country Guide), Nouvelles éditions de l’Université, Paris, 1995 ; Costa Rica, Guide de voyage Ulysse, Ulysse, Québec, 1995.
BEAUX LIVRES
Sara Meyer et Michael Herzog (photographies et texte), Costa Rica, Vilo, Munich, 1994.
Bibliographie
LITTÉRATURE
Pablo Centeno Gómez (textes choisis et présentés par), Le sang de la liberté, Anthologie de la poésie politique d’Amérique centrale, Éditions du Cerf, Paris, 1979 ; María Lourdes Cortés et Fernando Ainsa, Déluge de soleil, Nouvelles contemporaines du Costa Rica, Vericuetos/Unesco, Paris, 1996 ; Fernando Contreras, Unica ou la vie recyclée, Alfil, Paris, 1997 ; Carlos Cortés, Poésie costaricienne du XXe siècle, trad. Julián Garavito, Pati . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
La littérature des femmes au Brésil
Il n’y a de grand et de révolutionnaire que le mineur.
Gilles Deleuze et Félix GuattariL’histoire des femmes en Occident montre que leurs revendications de visibilité ont toujours passé par le bouleversement des règles sociales et se sont appuyées sur des formes d’agencement étrangères à la tradition dominante. Cette constatation générale s’étend à plusieurs domaines : ainsi peut-on observer dans le Brésil d’aujourd’hui une génération de femmes qui interviennent de manière décisive dans . . .
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Le théâtre libanais
« J’attendais, comme tout rêveur, l’inattendu. »
(Chucri Ghanem, Antar, Acte I, scène IV)C’est sur les scènes parisiennes que sont jouées les premières pièces de théâtre de dramaturges libanais : précédée de peu par Le serment d’un Arabe de Michel Sursock, présentée au théâtre de l’Ambigu en 1910, Antar de Chucri Ghanem, jouée au théâtre de l’Odéon la même année, soulève . . .
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Présentation, Isaac Asimov : Les imaginaires de la fin, la fiction et la science
La littérature n’a pas attendu les Russes et les Américains pour « s’envoyer en l’air ». Ni les catastrophes nucléaires, ni le réchauffement planétaire pour se faire post-apocalyptique.
ISAAC ASIMOV (1920-1992). Scientifique pur et dur, grand vulgarisateur, mais surtout auteur de science-fiction, il a marqué à jamais des générations de lecteurs. Mort depuis vingt ans, il occupe toujours le présent, et sans doute aussi le futur ! Asimov, donc, sous la loupe de différents auteurs qui font, lisent ou pensent la science-fiction.
LA FIN DU MONDE. On l’écrit depuis le Déluge et l’Apocalypse bibliques, mais la littérature post-apocalyptique n’a jamais été aussi populaire qu’aujourd’hui, alors que plusieurs scientifiques évoquent le début d’une « sixième extinction ». De grands écrivains s’y sont frottés, s’y frottent toujours. « Pour un peu et la fin du monde passerait pour une bonne chose. Littérairement parlant, elle l’est, c’est certain* » !
Un dossier polyphonique où dialoguent littérature, philosophie, science
*« Échos d’un monde en ruine ».
Ils ont apporté leur précieuse contribution à ce dossier spécial. L’équipe de Nuit blanche les remercie chaleureusement : Roland Bourneuf, Jean Pettigrew, Patrick Bergeron, Jean-François Lisée, Laurent Laplante, Élisabeth Vonarburg , Jean-François Chassay, Héloïse Côté, Daniel D. Jacques, Cyrille Barrette, Renaud Longchamps, Mathieu-Robert Sauvé et Natacha Vas-Deyres.
Les éditions Alire et les littératures de genres
Alire est le principal éditeur de littératures de genres au Québec.
Parmi ses auteurs les plus connus figurent Patrick Senécal, Jean-Jacques Pelletier, Joël Champetier, Jacques Côté, Élisabeth Vonarburg.
Basée à Québec, la maison fondée en 1996 par Jean Pettigrew, Louise Alain et Lorraine Bourassa publie aussi les revues Solaris et Alibis ainsi que L’Année de la Science-Fiction et du Fantastique Québécois.
Aux débuts d’Alire, le projet de développer, de publier, de promouvoir la science-fiction, le policier, le fantastique…, québécois et franco-canadiens, semblait presque utopique tant on associait les « genres » à la littérature de langue anglaise.
En 2012, le catalogue de la maison foisonne, nourri par les Luc Baranger, Natasha Beaulieu, Alain Bergeron, Héloïse Côté, Éric Gauthier, Maxime Houde, Claude Janelle, François Lévesque, Robert Malacci, Francine Pelletier, Esther Rochon, Daniel Sernine, Norbert Spehner, entre autres ! Maints titres sont traduits, parfois en plusieurs langues ; des œuvres sont portées à l’écran. La maison publie aussi un ou deux auteurs canadiens-anglais par année : Nancy Kilpatrick, Peter Sellers, Eric Wright…
On doit entre autres à Jean Pettigrew, et aux éditions Alire, d’avoir « déclaré la guerre » à l’emploi du terme « paralittérature » lorsqu’il s’agit de science-fiction, de policier, de fantastique, d’horreur et de fantasy. Aujourd’hui, au Québec, les « littératures de genres » sont bien implantées, dans le vocabulaire comme dans le paysage littéraire.
Émile Nelligan : Ici et ailleurs de renaissances en renaissances
« Que reste-t-il de lui dans la tempête brève ? »
Émile Nelligan, « Le vaisseau d’or »Il y a très exactement un siècle, Nelligan écrivait avec fébrilité les poèmes qui devaient, dans son esprit, composer le sommaire de son premier recueil. Le 9 août de cette année 1899 commence son long exil intérieur – il vivra en internement jusqu’à sa mort. En 1900, il reçoit Franges d’autel que lui remet Louis Dantin. Le poète Germain Beaulieu . . .
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Petite bibliographie zombie
ROMANS : Alden Bell, Les faucheurs sont les anges, trad. de l’américain par Tristan Lathière, Bragelonne, Montreuil-sous-Bois, 2012 ; Max Brooks, World War Z, édition coffret film, trad. de l’américain par Patrick Imbert, Le Livre de poche, Paris, 2013 ; Mira Grant, Feed et Deadline, romans traduits de l’américain par Benoît Domis, Bragelonne, Montreuil-sous-Bois, 2013.
ESSAIS : Julien Bétan et Raphaël Colson, Zombies !, édition revue et augmentée, Les Moutons électriques, Lyon, 2013 ; Antonio Dominguez Leiva, Invasion Zombie, Murmure, Neuilly-lès-Dijon, 2013 ; Julien Sévéon, George A. Romero : révolutions, zombies et compagnie, Rouge profond, Pertuis, 2013.
BANDES DESSINÉES : Robert Kirkman et al., série Walking Dead, trad. de l’américain par Edmond Tourriol, Delcourt, Paris, 18 albums de 2007 à 2013 ; Jean-Charles Gaudin et Joan Urgel, série Dead life, Soleil, Toulon, deux albums de 2011 à 2013 ; Olivier Péru et al., série Zombies, Soleil, Toulon, trois albums de 2010 à 2012.
SITE WEB : Dossier « Invasion Zombie » sur le site Pop-en-stock : http://popenstock.ca/dossier/invasion-zombie
L’hippopotame (inédit d’Henri Roorda)
PRÉSENTATION DE L’INÉDIT
À côté – mais aussi à l’intérieur – d’une veine plus sociologique, voire politique, c’est dans un impressionnant bestiaire qui préfigure Alexandre Vialatte que se déploie la verve humoristique de Roorda. Jeux de mots potaches, regard décentré qui annexe l’allusion politique, culture du non-sens, déductions absurdes et goût pour la sentence tonitruante se déclinent ici sur le mode pachydermique.
« L’HIPPOPOTAME1 »
J’ai r . . .
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Proustification approximative (À la recherche du temps perdu de Marcel Proust)
Longtemps, je me suis couché de bonne heure en apportant au lit le premier des quatre tomes d’À la recherche du temps perdu, édition de la Bibliothèque de la Pléiade, qui m’avaient été offerts par Madeleine, une maîtresse qui voulait sans doute me transmettre, par ce geste, un message subliminal (peut-être s’agissait-il de suggérer un désir de plus de lenteur, de plus de détours dans nos coïts tumultueux ?) avant de me quitter sans prévenir et sans fournir la moindre explication . . .
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Images de l’Indien
Depuis quelques années, les Autochtones, au Canada comme ailleurs dans le monde, font entendre leur voix de façon de plus en plus pressante. L’Organisation des Nations Unies (ONU), qui décréta 1993 Année internationale des Autochtones, appuie leurs revendications, territoriales et culturelles ; l’opinion publique dans les anciens États colonisateurs est en leur faveur. Il semble que le Canada ne veuille plus émettre d’énoncés politiques puisque les politiciens sont incapables d’arriver à un consensus, mais que le gouvernement laisse aux plus hauts tribunaux du pays le soin de régler les diff . . .
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Allemand – Européen – Cosmopolite
« Il possédait cette méchanceté divine, sans laquelle je ne saurais imaginer la perfection. Je crois que la valeur d’un être humain dépend de sa faculté de comprendre le dieu et le satyre À la fois. – Et regardez-moi la façon dont il manie l’allemand ! On dira un jour que Heine et moi avons été les meilleurs artistes de la langue allemande… »
Nietzsche, Ecce homoÀ l’occasion du 200e anniversaire de Heinrich Heine (né en 1797 à Düsseldorf, mort . . .
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Mireille Havet (1898-1932)
Née en 1898 et morte en 1932, l’organisme délabré par des années d’excès, Mireille Havet n’a guère réussi, de son vivant, à établir sa carrière d’écrivain. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé, mais son amour du désordre l’entraîna toujours plus loin sur la voie de l’autodestruction.
Amie de Cocteau, dont elle partageait la manie de l’opium, elle fut, très jeune, la protégée d’Apollinaire, qui accueillit dès 1914 ses textes dans Les soirées de Paris. Mais son œuvre publiée devait rester ténue. Elle tient à un recueil de contes et poèmes préfacé par Colette, La maison dans l’œil du chat (1917), et à un roman, Carnaval (1922), qui enthousiasma Gide. C’est à la postérité qu’il appartient de découvrir son œuvre maîtresse, l’envoûtant Journal, dont la publication intégrale est en cours.
Une naufragée des Années folles
Comme l’écrivait dans ses Souvenirs (inédits à ce jour) sa grande amie et légataire de ses papiers Ludmila Savitzky : « Pour ce qu’elle était […], elle devait mourir jeune1 ». Qu’était Mireille Havet ? Une enfant prodige, révélant de bonne heure sa nature d’enfant terrible. Edmond Jaloux la plaçait, en 1942, aux côtés de Jacques Vaché, René Crevel, Jacques Rigaut et Raymond Radiguet, parmi un « cortège d’ombres douloureuses », « ceux de sa génération qui, refusant les conditions communes du monde, se jetèrent dans une aventure de caractère absolu, qui les conduisit à une mort précoce2 ». Noctambule, opiomane et lesbienne volage, Mireille Havet vécut sans contraintes ni tabous à une époque encore peu encline à tolérer les incartades du « beau sexe ». Dès 1919, la jeune femme confiait à son journal : « Je voudrais que grandir et devenir une femme ne soit pas synonyme de perdre sa liberté ». Elle vécut conformément à ce vœu mais sa dépendance aux drogues, jointe à un manque d’argent chronique, a provoqué sa chute. Elle n’avait que 33 ans et pas encore terminé d’imposer son nom dans le firmament littéraire de l’entre-deux-guerres lorsqu’elle mourut, seule et désemparée, emportée par la tuberculose. Sa redécouverte, 63 ans après sa mort, paraît miraculeuse. En 1995, Dominique Tiry, la petite-fille de Ludmila Savitzky, découvrit, en inspectant une fuite d’eau dans le grenier de sa maison de campagne en Touraine, une vieille malle qui n’avait jamais attiré son attention auparavant. S’y trouvait le journal de Mireille Havet, un ensemble de cahiers soigneusement numérotés, souvent annotés et si minutieu-sement établis qu’ils semblaient fin mûrs pour la publication. Les premiers feuillets datent de 1913 (l’auteure avait quinze ans) alors que le dernier s’interrompt en octobre 1929. Fait remarquable : ces cahiers, écrits avec zèle et exaltation, ne comportent presque pas de ratures. La retranscription de ce « Journal-monstre » selon l’expression de Philippe Lejeune eut tôt fait de révéler une diariste de haute volée qui a bien failli ne jamais trouver son lectorat.
Dans le voisinage de Zola et de Balzac
Mireille Havet a vécu sa petite enfance à Médan, cette coquette commune des Yvelines où Zola avait acquis une résidence en 1878, devenue par la suite le lieu de réunion des naturalistes. Pour Mireille, Médan faisait l’effet d’un vert et bucolique cocon. Grande lectrice de Francis Jammes, du Grand Meaulnes et des Claudine, elle en garderait le plus doux souvenir après que sa famille se fut installée à Paris, rue Raynouard, dès 1907. À cette époque, Passy offrait encore un cadre de vie presque champêtre. Tout près du nouveau domicile des Havet se trouvait une maison jadis occupée par l’auteur préféré de Mireille, Balzac. Déguisé sous le faux nom de « M. de Breugnol » dans l’espoir d’échapper à des créanciers insistants, Balzac y avait achevé les seize premiers volumes de la Comédie humaine.
Henri Havet, le père de Mireille, était un petit rentier de la peinture, alors que sa mère, Léoncine, venait d’une famille de négociants nantais. Mireille et sa sœur Christiane, née en 1883, étaient leurs deux seuls enfants. Dès 1908, les Havet prirent l’habitude de passer leurs étés à la Chartreuse de Neuville, un cloître réaménagé en résidence d’artistes. C’est là que Mireille fit la connaissance de Ludmila, une comédienne à qui l’on devrait plus tard des traductions de Woolf et de Joyce. À Neuville, les Havet jouissaient d’une atmosphère propice à l’activité créatrice : concerts, récitations poétiques, représentations théâtrales et expositions égayaient leur quotidien d’estivants. Mais en 1911 survint un drame qui assombrit l’adolescence de Mireille : l’internement de son père à Ville-Évrard en Seine-et-Marne avec un diagnostic de « dépression mélancolique ». Ce fut un rude choc pour Mireille : « Mon pauvre père était si fou / les derniers temps / qu’il cassait ses vitres / rien que pour pouvoir / s’y déchirer les bras3 ». Il décéderait deux ans plus tard dans des circonstances floues, sans doute des suites d’un suicide. Léoncine et ses deux filles connurent ensuite la précarité matérielle mais la veuve du peintre, éprise de luxe et d’élégance, parvint à préserver l’illusion d’aisance et de bonheur. Ainsi certains jours, Mireille « allai[t] dans le monde correctement habillée et de bonne humeur, sans avoir cependant déjeuné, ni même dîné la veille, [s]a poche vide, complètement et parfaitement insouciante et heureuse4 ». L’enfant-poète était née.
De la « petite poyétesse »…
Les plus anciens poèmes connus de Mireille Havet datent d’août 1912. L’adolescente lisait alors Flaubert (Trois contes), Dumas (Le comte de Monte Cristo) et Maeterlinck, dont elle plaçait la poésie au-dessus de tout. Elle-même écrivait de petits poèmes en prose, tristes, doux et intimistes, évoquant les émois de l’enfance. N’ayant pas encore pris conscience de son homosexualité – laquelle, sans l’empêcher de nouer des amitiés masculines, lui inspirerait une misandrie tenace –, elle s’enticha de Paul Fort, un poète de 26 ans son aîné. Alors au faîte de sa renommée, celui-ci aurait sans doute sombré dans l’oubli aujourd’hui si Georges Brassens n’avait mis en musique ses Ballades françaises. Mireille éprouva pour Paul Fort les premiers élans du sentiment amoureux, au grand dam de son prétendant d’alors, Pierre Izambard, qui séjournait lui aussi l’été à Neuville. Son père, Georges, est resté célèbre dans l’histoire littéraire pour avoir été le mentor de Rimbaud à Douai. Une autre personnalité marquante de la poésie française se lierait bientôt d’amitié avec la famille Havet : Guillaume Apollinaire. Pendant quelques années, la jeune fille et l’auteur d’Alcools entretinrent une correspondance animée. Ils avaient pris l’habitude de s’échanger des poèmes et de dialoguer sur un ton badin et affectueux. Ainsi Apollinaire écrivit un jour à Mireille, qu’il appelait « la petite poyétesse » : « J’ai reçu votre lettre épatante. Décidément, vous avez un sens exquis de l’art moderne […]. Vous êtes, Mireille, une gonzesse de premier ordre5 ». Apollinaire courtisait alors sa sœur Christiane, mais celle-ci lui préféra le poète suisse Paul Aeschimann, qu’elle épousa en 1914. Les poèmes de Mireille plurent assez à Apollinaire pour qu’il veuille les publier sans attendre. Dès décembre 1913, dans la deuxième livraison des Soirées de Paris (une revue fondée en 1912) paraissait le tout premier texte de Mireille : le récit « La maison dans l’œil du chat ». Madeleine Brisson, directrice de l’Université des Annales, lui adressa une lettre, le 18 janvier 1914, la comparant à « une nouvelle Mme de Noailles » : « J’ai rarement vu chez un enfant de votre âge tant de sensibilité anarchiste, tant d’émotion, tant d’instinct en somme. Vous serez quelqu’un, de cela je suis sûre6 ». Les premiers contacts avec le Tout-Paris littéraire commencèrent à se nouer. Mireille fut présentée à Colette, Gide, Claudel, Morand, Cocteau…
… à la garçonne
Pendant ce temps, sa complicité avec Apollinaire croissait. Au printemps 1914, le poète accepta pour Les soirées de Paris cinq nouveaux textes de Mireille. Hélas, cette publication attira peu l’attention car elle coïncidait avec l’éclatement de la Grande Guerre. Son recueil de contes et poèmes La maison dans l’œil du chat, paru en 1917 chez Georges Crès, connut un sort plus enviable. Le livre comportait une préface de Colette, « Avertissement à Bel-Gazou », qu’Hélène Berthelot avait obtenue pour Mireille. Au conte éponyme s’ajoutaient 24 textes et poèmes d’une page ou deux, écrits entre 1913 et 1916. Ils avaient pour thème l’enfance, et leurs titres en disent long sur le style délicat et naïf de leur auteure : « Le petit cheval noir », « Le petit verger », « La grande sœur », « Jouons ensemble »… Or une enfant, Mireille Havet n’en était plus une à la fin de la guerre.
Elle se laissa vite gagner par le tourbillon mondain des Années folles, faisant un usage immodéré des drogues, notamment de l’opium, auquel son amante Marcelle Garros l’avait initiée à l’été 1919. Il s’agissait à coup sûr d’une quête de plaisirs, menée de front avec un érotisme effréné, mais c’était aussi une manière d’échapper à l’angoisse d’avoir survécu à l’hécatombe. Car plusieurs de ses amis venaient de périr, de même que son guide, Apollinaire. Puis, ce serait au tour de sa mère de disparaître. À ce propos, Mireille nota dans son journal : « Maintenant, j’ai tant de deuils en moi que je n’en porte aucun. Tout me paraît si vide que je ne travaille plus, laissant la poésie comme une vieille fleur. / Cette période s’appellera ‘après la mort de ma mère’, mais peut-être toute ma vie s’appellera ainsi ? » Il y a loin entre l’adolescente rêveuse de naguère et la jeune adulte des années 1920. Cette dernière porte les cheveux rasés à la nuque, à la « garçonne », et déambule nonchalamment, affublée d’une canne de jonc, d’une bague pierre de lune et d’une cravate mauve. « La vie est un mensonge, note-t-elle le 8 février 1923, la vie est une mascarade. Je voudrais pouvoir appeler tous mes livres ‘Carnaval’. Ce nom seul convient aux récits de la vie. »
Le roman d’une vraie jeune fille
Carnaval forme d’ailleurs le titre de l’unique roman qui nous est resté de Mireille Havet. Achevés ou projetés, ses autres romans (dont l’un s’intitulait Jeunesse perdue) ont malheureusement été égarés. Dans Carnaval, un roman, à l’en croire, « fait en 15 jours » et « dont le titre est toute [s]a vie », Havet mêle « [p]udeur, impudeur et amour […] afin d’atteindre la poésie », écrit-elle dans son journal. L’exergue du roman est emprunté à Lautréamont : « Tu dois être puissant ; car tu as une figure plus qu’humaine, triste comme l’univers, belle comme le suicide ». Carnaval vibre au rythme des Années folles, montrant ses deux protagonistes, Daniel et Germaine, enlacés, rêvant de Venise tout en traversant les Champs-Élysées ou flânant dans un Paris nocturne où les automobiles soulèvent à leur passage un nuage de poussière rose et où les hommes portent le monocle. Havet y transpose le récit de ses amours orageuses avec Madeleine, la belle et capricieuse épouse du comte Jean de Limur.
Dans Carnaval, Madeleine est renommée « Germaine », Mireille « Daniel » et le mari trompé « Jérôme ». L’intrigue relate les espoirs et les déceptions que traverse Daniel dans son amour pour Germaine, donnant lieu à ce qu’Emmanuelle Retaillaud-Bajac appelle un « marivaudage mélancolique7 ». « L’amour, à vingt ans, écrit Havet dans Carnaval, est une gifle qui vous fait renoncer à vous-même. » Le texte de Carnaval avait été déposé au concours du Figaro à la fin de l’année 1921. Malgré les encouragements d’Henri de Régnier, de Pierre Mille ou d’Edmond Jaloux, le texte ne se démarqua pas. Il comportait peut-être trop d’audace pour une publication en feuilleton. La princesse Murat se prononça cependant en faveur du manuscrit : « C’est la Confession d’un enfant de ce siècle finissant. […] C’est jeune. C’est morbide. C’est triste. C’est beau. C’est bien8 ».
Colette fut elle aussi sensible à ses charmes : « On y fait l’amour à chaque page, et avec la plus grande intensité, et on y est détaché de beaucoup de choses : c’est un livre de vraie jeune fille9 ». Le texte parut finalement le 1er novembre 1922 dans un recueil collectif, la série « Les Œuvres libres » dirigée par Henri Duvernois, avant d’être repris en septembre 1923, chez Albin Michel, dans la collection à 3 francs 75. De nombreux auteurs lui consacrèrent un article : René Crevel, Henri de Régnier, Willy, André Chaumeix, Paul Morand… Voilà un « roman serré comme une rose10 », écrit Jacques-Napoléon Faure-Biguet ; « […] un beau livre scintillant d’amertume et de torpeur11 », observe de son côté Élie Moroy. Enthousiaste, André Gide écrit à la romancière : « Heureux de trouver dans Carnaval tout ce que je cherchais vainement dans vos vers. Vite je vous écris, pressé de vous dire ma joie – et dans la crainte aussi de (car je n’ai pas achevé ma lecture) trouver le reste moins bien. / Comme vous faites bien de supprimer les… Pourquoi auriez-vous horreur des ‘phrases’ – quand vous savez les faire si bien12 ? » Carnaval figurera sur la liste des livres sélectionnés pour le prix Goncourt, remporté cette année-là par Lucien Fabre avec Rabevel. Ce premier accueil, rassérénant pour Mireille, sera pourtant suivi d’un revers : les éditions de la Sirène refusent le manuscrit de L’arc-en-ciel, un texte pour lequel la maison d’édition lui avait pourtant versé une avance. Les événements, impressions et mille petits faits vrais qui forment la trame vécue de Carnaval proviennent du Journal, même si l’auteure en a substantiellement modifié le style.
Journal d’une vie de damnation
La grande œuvre littéraire de Mireille Havet – « la partie la plus sincère indiscutablement et rigoureusement personnelle13 » de son œuvre – demeure son Journal, en cours d’édition chez Claire Paulhan. Trois volumes ont paru entre 2003 et 2008 et un quatrième en mars 2010. Chacun porte une citation comme sous-titre. Ainsi le premier, sous-titré Le monde entier vous tire par le milieu du ventre, couvre les années 1918-1919 ; le deuxième, Aller droit à l’enfer, par le chemin même qui le fait oublier, englobe les années 1919-1924, et le troisième, C’était l’enfer et ses flammes et ses entrailles, s’étend de 1924 à 1927. Les premiers mots de cet imposant Journal ont été rédigés un dimanche de mars 1913, tandis que la jeune adolescente devait séjourner à l’hôpital Beaujon pour une opération de l’appendice. Au départ, le journal comporte très peu d’entrées : à peine une vingtaine en 1913. Après de longs mois d’interruption, l’écriture s’intensifia avec la confusion des sentiments amoureux et l’attirance de plus en plus exclusive pour les femmes. Dès lors, l’écriture de Mireille fait penser à celle d’une petite sœur secrète de Proust. Comme l’explique Laure Murat : « Entre la fleur vénéneuse et la garçonne morphinomane, qui se promène dans ces pages en pyjama, cigarette aux lèvres, Mireille Havet creuse sa spécificité en se situant précisément au cœur du temps, non pas tant au sens de ‘son époque’ mais le Temps au sens proustien, celui qui fuit, se perd, se retrouve, et que le Journal a aussi pour fonction d’enregistrer14 ».
Au fil des ans, Mireille Havet tiendra son Journal avec une application, une passion et une qualité de la prose phénoménales compte tenu de l’existence frivole, puis misérable qui sera la sienne jusqu’à l’automne 1929, date à laquelle s’interrompt le dix-septième et dernier cahier. Sa vie tumultueuse – flirts et coucheries incessants, consommation continue d’opium, de cocaïne, puis de la funeste « fée grise » (la morphine) – allait petit à petit émacier ses traits et la rendre à moitié folle. Elle lui fournit de surcroît le physique rêvé pour interpréter le rôle de la Mort dans la pièce de Cocteau, Orphée, lors de sa création au Théâtre des Arts, en juin 1926, dans une mise en scène de Georges Pitoëff. Le « glamour ténébreux » de Mireille fit mouche. Ainsi Marc Allégret écrivit à Gide : « La mort jouée par Mireille Havet, c’est une chose confondante. Son corps sec et pointu d’opiomane à peine caché par une robe du soir de chez Chanel15 ».
À n’en pas douter, la mort lui allait bien, trop bien même. La grave détérioration de sa santé physique et mentale la força à séjourner dans un sanatorium de Montana, en Suisse, où elle mourut le 21 mars 1932. Quelques semaines après sa mort, le critique Jacques-Napoléon Faure-Biguet traça d’elle un touchant portrait : « Elle était merveilleusement intelligente et certains s’effrayaient de son dur esprit. Sans doute est-ce parce qu’ils ne voyaient pas, au-delà d’une ironie sans ménagement, la lumière dont elle enveloppait toutes choses et soi-même comme d’un charme […]. Tous ceux qui l’ont aimée pour son jeune et trouble génie, pour cette flamme qu’il y avait en elle et qui, alimentée des nourritures parfois les plus gâtées du monde, éclairait les objets et les êtres d’un feu de diamant, tous ceux qui l’ont connue refusent sa mort16 ». Cette écrivaine qui n’a jamais cessé de courtiser ses démons, nous pouvons, nous qui la lisons aujourd’hui, refuser sa mort à notre tour.
1. Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Mireille Havet, L’enfant terrible, Grasset, 2008, p. 9.
2. Edmond Jaloux, Les saisons littéraires, 1942, cité par Dominique Tiry, « Introduction » dans Mireille Havet, Journal 1918-1919, p. 20.
3. Lettre de Mireille Havet à Madeleine de Limur, sans date, citée par Dominique Tiry, « Introduction » au Journal 1918-1919, p. 8.
4. Mireille Havet, 23 décembre 1925, Journal 1924-1927, p. 158.
5. Guillaume Apollinaire, cité par Emmanuelle Retaillaud-Bajac, op. cit., p. 160.
6. Madeleine Brisson, citée par Emmanuelle Retaillaud-Bajac, op. cit., p. 128.
7. Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Mireille Havet, L’enfant terrible, p. 279.
8. Marie Murat, citée par Claire Paulhan dans l’introduction de Carnaval, p. 11.
9. Colette, citée par Claire Paulhan, op. cit., p. 11.
10. Jacques-Napoléon Faure-Biguet, Les nouvelles littéraires, 2 avril 1932.
11. Élie Moroy, cité par Emmanuelle Retaillaud-Bajac, op. cit., p. 351.
12. André Gide, lettre à Mireille Havet, sans date, citée par Béatrice Leca dans la préface du Journal 1919-1924, p. 15, note 10.
13. Mention en tête du cahier du Journal du 18 août 1918 au 21 octobre 1918, ajoutée lors d’une relecture, en juin 1929.
14. Laure Murat, préface du Journal 1924-1927, p. 12.
15. Marc Allégret, 16 juin 1926, Cahiers André Gide, Gallimard, 2005, cité par Laure Murat, op. cit., p. 13.
16. Jacques-Napoléon Faure-Biguet, cité par Emmanuelle Retaillaud-Bajac, op. cit., p. 472-473.Mireille Havet a publié :
Chez Claire Paulhan : Journal 1918-1919, 2003 ; Carnaval (1922), roman autobiographique, 2005 ; Journal 1919-1924, 2005 ; Journal 1924-1927, 2008 ; Journal 1927-1928, 2010.
Étude : Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Mireille Havet, L’enfant terrible, Grasset, 2008.
EXTRAITS
J’aime la vie. Elle me monte à la tête, elle m’envahit. Elle surpasse ses promesses comme une maîtresse follement amoureuse et qui ne craint plus de trop prouver son amour. J’aime la vie et elle m’aime. Je sens sur mes joues ses longues caresses, et dans mon regard, le regard d’ami de sa lumière merveilleuse. […]
Je n’attends rien de meilleur et je sais que rien de meilleur ne me viendra. Ce moment-là est unique où, solide et sûre de moi sur mes deux jambes souples, âgée de vingt-trois ans et libre comme un vagabond, j’ai la chance inouïe d’avoir faim pour tous les plats du monde, et d’agrandir au contraire mon appétit à mesure qu’âprement, je dévore l’univers. Je vais au marché tous les jours et j’en rapporte des monceaux de provisions nouvelles. J’achète à crédit sur l’œuvre future, j’achète, j’achète.
10 mai 1922, Journal 1919-1924, p. 280.J’aime la nuit qui porte en ses branches la mort.
J’aime la nuit avec son astre chauve et glacé, la lune.
J’aime la nuit qui couvre les visages comme un loup, la grande trêve grâce à laquelle s’accomplissent les crimes, les amours défendues, les beaux livres. J’aime la nuit, son grand velours lamé d’argent. Les rivières y coulent en réfléchissant les étoiles, et les rossignols chantent. Les lumières brillent dans la tourelle des demeures comme des lanternes jaunes. On s’avance vers l’auberge et c’est en pleine forêt une étoile entre les branches. Je veux vivre.
22 mai 1922, Journal 1919-1924, p. 293.Le [vendredi] 7 avril [1922] Cette douleur qu’est la virginité. Cette négation de la volupté qu’est l’homme. Cette intervention chirurgicale semblable à celle du bistouri dans les chairs vives et qui ébranle jusqu’à l’orgueil de l’âme et à sa paix profonde. Cette infamie de l’acte régulier sexuel, sans autre but, sans autre excuse que la repopulation. Cette pulsation grotesque de l’homme aplati sur la fragilité de la femme et l’écrasant de son sexe, de sa fertilisation, de sa rudesse.
Je n’imaginais point la chose si horrible, si absurde, si mortuaire. Elle dépassa mes espérances et mes prévisions les plus basses. Au dernier moment, le désir d’être normale, de savoir ce qu’était l’amour pour toutes les femmes, une curiosité soudain primitive de l’adversaire me fit abandonner mes dernières craintes. J’y allai comme au suicide, comme à l’amputation nécessaire, avec beaucoup de courage et aucune feinte. J’étais prête à ce sacrifice que, depuis trop d’années, j’ajournais. Il fallait en finir. Rompre enfin avec ce rôle absurde d’éternelle jeune fille. J’ai fait consciemment et en pleine liberté ce que j’ai voulu.
Journal 1919-1924, p. 250.Jean-Pierre Guay, un clou crochi…
J’ai toujours lu Jean-Pierre Guay. Parfois avant même que ce qu’il écrivait devienne un livre. Malgré cela, je n’ai pas la prétention de le connaître. Je dirais même que le connaître est la chose au monde qui m’intéresse le moins. Il écrit, je le lis. Il écrit, je le suis. Jamais aveugle. Non. Mais toujours étonné. Il va où il veut. Envers et contre tous, y compris lui-même.
Ce qu’il est, ce qu’il écrit, ce que je suis, ce que j . . .
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