Tous ceux et celles qui ont observé la société québécoise de 1968 peuvent sans doute dire aujourd’hui que cette année fut celle de tous les déclics. À cause des Belles-sœurs d’abord, de L’Osstidcho ensuite, puis de la conquête de la coupe Stanley par les Canadiens, du 500e but de Jean Béliveau, de l’élection de Pierre Elliott Trudeau, de la mort de Daniel Johnson à Manic-5, de la fondation du PQ par René Lévesque, de l’abolition du Sénat et de la création de l’Assemblée nationale du Québec, de la première transplantation cardiaque à Montréal, du premier Festival d’été de Québec, du premier Bye bye…
Pour rappeler tout ça, un demi-siècle plus tard, mais surtout pour célébrer le cinquantième anniversaire de sa fondation, l’Association québécoise des professeurs de français a tenu son congrès annuel au Château Frontenac, le 1ernovembre dernier. À ma grande surprise, les organisatrices ont demandé que la conférence d’ouverture soit animée par le duo « Fréchette & Fils ». Je ne pouvais pas faire autrement que de voir dans cette invitation la manifestation d’un « hasard objectif » pur où les coïncidences s’accumulaient. N’avais-je pas été cinquante ans plut tôt de la première cohorte des cégépiens, ce qui me permit ipso facto d’entrer en Faculté de lettres et de m’inscrire à l’École normale supérieure de Saint-Cloud ?
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Monter sur scène avec mon Biz de fils pour célébrer ces anniversaires concomitants m’apparaissait comme un honneur et un cadeau : on nous demandait de faire ce que nous faisons sans doute le mieux : parler…
Biz a parlé de rap, de poésie, de roman tout en faisant de grands sparages sur la langue, la politique, l’histoire et l’engagement social. Et moi, j’ai abordé les thèmes de l’écriture brève, de la nécessité de la contrainte en pédagogie et de projets artistiques singuliers que j’ai réalisés à la Centrale textuelle de Saint-Ubalde – ou ailleurs. Nous avons évoqué les bouillonnements créatifs respectifs dont nous fûmes les instigateurs et sans doute les premiers bénéficiaires. Nous avons effleuré au passage toutes les dérives de l’oralité littéraire : conte, théâtre, « spoken word », rap, slam et déclamation. Mais toujours, nous avons parlé d’éducation.
Notre angle d’attaque : le plaisir ! Plaisir d’écrire, plaisir de lire, plaisir de dire, plaisir d’être en classe… Plaisir du texte donc décliné sous tous les angles, mais cela ne pouvait pas se faire sans un rappel des premières armes de ma carrière de prof presque toutes fondées sur l’évocation de mes propres expériences d’apprentissage comme collégien. La publication du Plaisir du texte, opuscule de Roland Barthes paru en 1973, coïncidait avec ma première charge d’enseignement de la poésie au Cégep Garneau. C’est là que je suis devenu avec Denys Lelièvre et Régis Mathieu prof de Poésie 102 comme on disait à l’époque. Prof par défaut puisque personne, hormis mes deux collègues et moi, ne voulait « toucher » à la poésie, jugée abusivement trop complexe ou trop vague. Pierre-André Arcand viendrait plus tard, en renfort, ajoutant du poids – ou de l’envol – à notre petit commando affecté à la traque du formel et du symbolique.
Nous y forgions un discours en aiguisant nos pratiques. Nous savions que nous aurions pu décrocher la palme ultime, mais n’avions-nous pas déjà notre laboratoire, nos sujets d’expérience (nos étudiants) et notre objet de recherche : le langage poétique que nous explorions et expérimentions nous-mêmes ? Avant d’enseigner quoi que ce soit, nous nous étions préalablement mis à l’ouvrage, vingt fois plutôt qu’une, reproduisant chaque geste du poète, les imitant, et nous aimions reprendre leurs formes en les hybridant. Nous inventions des martingales de production textuelle où nous gagnions du sens presque à tout coup. Nous inscrivions nos étudiants dans des processus de production qui les feraient reproduire ce que nous venions tout juste de découvrir nous-mêmes. Transfert des pratiques et pratiques du transfert, c’était le meilleur des mondes possibles.
— Mais où donc aviez-vous appris tout cela, me demande mon ancien étudiant Alain Lessard, aujourd’hui rédacteur en chef à Nuit blanche ? J’aimais vos cours, dit-il, car ils donnaient envie d’écrire…
— Ça, lui dis-je, je l’ai appris en grande partie au Séminaire Saint-Pie X de Hauterive.
— Le quoi ?
— Euh, je crois qu’on dit maintenant le Cégep de Baie-Comeau, lui répondis-je.
— Alors, dit-il, je veux que tu me racontes tout ça…
Et moi, de m’enfouir dans ma mémoire pour en extraire les particules les plus lumineuses.
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J’entre au Séminaire de Hauterive en 1961. J’ai treize ans et c’est à ce moment que je quitte définitivement la maison de mes parents. Le premier trajet s’effectue dans le beau « Météor ‘57 hard top deux tons » de mon père. La route vient d’ouvrir et nous sommes parmi les premiers à franchir les 150 milles (230 kilomètres) entre Sept-Îles et Baie-Comeau. La Route 15 (elle sera renommée Route 138 en 1973) est parfois périlleuse. À certains endroits, c’est presque une piste de brousse. Quand on y passe, ne serait-ce qu’une seule fois, on ne peut oublier les plages de sable blond entre Pointe-aux-Anglais et les Îlets Caribou, les pitons rocheux à fleur d’eau du Petit-Mai qui ruissellent plombés par les rayons obliques du soleil de septembre, la descente en plongée presque verticale vers la rivière Godbout, la remontée périlleuse de la côte Saint-Nicolas en route pour Franquelin et le fjord aux parois abruptes de l’anse Saint-Pancrace tout juste avant d’arriver à Baie-Comeau.
Je serai pensionnaire à Hauterive pendant sept ans. Je quitterai cette ville en 1968 avec un DEC en poche. Au début, on sonnait le réveil à six heures moins dix ; suivait une période d’étude dans la grande salle. Puis nous avions droit à une messe obligatoire à la chapelle. Tous les jours. J’y ai accumulé des siècles d’indulgences. À partir du milieu des années 1960, les garçons de bonnes familles ne sont plus les seuls à pouvoir s’enorgueillir d’être « la crème » de la société. Nous, fils et filles de manœuvres, de fonctionnaires et d’ouvriers, serions comme eux et ils seraient comme nous : des baby-boomers bien formés capables d’occuper tous les postes exigés par un Québec qui se modernisait en s’ouvrant sur le monde. Expo 67 en témoignait. Et la Manic le démontrait.
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Depuis sa fondation en 1958, notre établissement n’avait accueilli que des garçons. Mais un jour, les filles vinrent se joindre à nous. Nous étions en versification (quatrième secondaire). Elles venaient de l’école normale. La logique l’emportait enfin sur la traditionnelle ségrégation des sexes dans l’éducation québécoise.
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Mes camarades pensionnaires venaient de Tadoussac, de Grandes-Bergeronnes, des Escoumins, de Baie-des-Bacon, de Forestville, de Ragueneau, de Chutes-aux-Outardes, de Hauterive, de Baie-Comeau, de Franquelin, de Godbout, de Baie-Trinité, de Pentecôte, de Shelter Bay, de Clarke City, de Sept-Îles, de Rivière-au-Tonnerre, de Rivière-Saint-Jean, de Longue-Pointe-de-Mingan, de Havre-Saint-Pierre, de Baie-Johan-Beetz, de Natashquan, d’Aguanish, de Blanc-Sablon… En soi, cette litanie de toponymes était presque déjà un poème et les gars qui étaient originaires de ces patelins avaient rapporté dans leurs bagages de bouche les accents d’un terroir français, oh ! combien polyphonique. Et puis, chaque village avait son gentilé secret : les Cayens étaient de Havre-Saint-Pierre et les Passepaillats, de Longue-Pointe-de-Mingan.
Il régnait dans nos rangs un esprit de fierté, de saine compétition. Avant d’être admis, nous avions tous réussi les examens de sélection. Nous étions les « bolés » de nos villages.
D’autres, que j’enviais, seraient poètes et publieraient dans des maisons d’édition en vue ou dans des revues littéraires d’avant-garde comme la Nouvelle Barre du jour. D’autres seraient chercheurs observant la vie animale du fleuve avec minutie, inventant des formules mathématiques inédites pour décrire la cohabitation des espèces marines dans l’estuaire.
Finalement – et ce serait le plus grand nombre – les autres formeraient une cohorte imbibée « d’humanités » portant le secret désir de révolutionner le paysage culturel du Québec ; ils seraient DE ou DG dans des cégeps ou professeurs et éducateurs. C’est là que j’ai rencontré mon inestimable collègue Réal Bouchard aux côtés de qui je passerai toute ma vie professionnelle au Cégep Garneau.
Notre classe aura vécu les derniers instants du « vieux cours classique », qui était en fin de course. L’ancienne classe de « belles-lettres » fut remplacée en 1966 par le cinquième secondaire et nous avons tous été promus en première année de collège. Nous étions en 1967, c’était un signal qui annonçait le début des cégeps. Et je crois que celui de Hauterive vibrerait plus que tout autre aux devis des nouvelles orientations ministérielles.
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Je garde un très bon souvenir de mes années de collège. Tout était réuni pour que nous puissions exercer notre jugement, développer notre créativité et déjà nous ouvrir sur le monde…
Nos professeurs du cégep n’ont jamais retenu leur enthousiasme devant la beauté. Ils nous ont parlé de tout, sans restriction aucune, ils nous ont donné toutes les clefs. Ils nous ont parlé de dada, de Tzara, de Dali, de Buñuel et des poètes maudits. En littérature et en art, ils manipulaient des concepts explosifs depuis le « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » (Rimbaud) jusqu’au « happening » qui venait de naître aux États-Unis. Ils nous ont stimulés et encouragés à explorer toutes les formes d’expression. Déjà nous aimions les métissages. Ainsi j’ai monté en 1966 une performance inspirée d’un poème de Philippe Soupault et un spectacle dada avec un mantra sonore calqué sur un pastiche inconscient de Claude Gauvreau, mais peut-être que ces sonorités abstraites étaient tout simplement empruntées aux musiques du Sénégal, à « l’art nègre » comme on disait à l’époque – sans aucune culpabilité et avec beaucoup d’admiration puisque nous avions appris que l’art des artistes traditionnels africains constituait le fonds de commerce des Matisse, Derain et Picasso.Je me souviens que ce spectacle nous valut quelques remontrances de la direction du collège […].
Nos profs étaient jeunes, inexpérimentés pour une bonne part, mais ils ne craignaient pas de glisser entre nos doigts « les mystères objectifs » du Refus global. L’un d’eux, Gilles Duval, était d’ailleurs passé par l’École du meuble l’année qui suivit le limogeage de Borduas. Il était lui aussi pétri des discours que le peintre assoiffé de « magie » et de « mystères objectifs » avait laissé traîner dans les corridors de l’École.Pour beaucoup d’entre nous, nos profs étaient devenus la bougie d’allumage d’un des pistons du gros V-8 qui faisait avancer le Québec des années 1960 à toute vitesse, simultanément sur toutes les autoroutes de la créativité, hors des sentiers de la Grande Noirceur. Comme Riopelle, il était un fan des belles mécaniques, il roulait en Mustang verte 1966 et Grégoire Pagé, notre inspirant professeur d’histoire, se baladait en Volvo sport. Nous les admirions.
Les profs du collège de Hauterive, sans en porter l’étiquette, étaient tous un peu sautés. Ils étaient francs, nobles et généreux. Je me souviens de l’abbé Charles Doyon qui était abonné aux bulletins de la NASA, de Normand Boudreau qui enseignait le grec avec le profil de Zeus, de Raymond LeBlanc qui nous annonça la mort de JFK en plein cours d’anglais, de Julio Roy qui traduisit de l’anglais notre manuel de biologie […] et de Conrad Ouellon, présent lui aussi parmi les jeunes profs, qui fit ses premières armes à Hauterive et qui devint président du Conseil de la langue française du Québec. En somme, nous étions bien entourés.
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La littérature nous pénétrait tranquillement dans un enthousiasme communicatif, véhiculée par les gestes et les exclamations de voix de nos professeurs. Denis Turbis avait un véritable cri de ralliement. « Hé aie aie, mes amis ! » s’emportait-il en rapportant les impertinences pseudo-scatologiques de la Farce de Maître Pathelin ou en décrivant les derniers moments de Roland à Roncevaux. Nous pataugions donc dans les Lagarde et Michard, plus complets, plus colorés et mieux illustrés que les austères Castex et Surer. Certains d’entre nous, initiés à l’enfer d’une réserve secrète par notre bibliothécaire monsieur Longtin, qui nous y pilotait en cachette, dégustaient d’autres nourritures. Les surréalistes y étaient tous représentés jusqu’à nous suggérer à la suite de Breton de concocter de nouvelles « unions libres ». On y trouvait aussi quelques ouvrages de Gide ainsi que la Lady Chatterley de D. H. Lawrence et le divin marquis de Sade. Notre point d’accès aux autres œuvres, celles du XXesiècle notamment, demeurait toujours la Pharmacie Bouffard, véritable self service des Livres de poche que nous piquions allègrement sans jamais nous faire pincer. Le pharmacien Bouffard était un généreux mécène qui regarnissait semaine après semaine les présentoirs qui se vidaient souvent à la vitesse grand V. Grâce à lui, j’ai pu lire Sartre, Malraux et Camus, mais aussi quelques œuvres plus doucereuses comme Le Grand Meaulnes ou les mièvres poèmes d’amour de Paul Géraldy.
En 1967, Gilles Duval me met un bouquin dans les mains en disant : « Il faut que tu lises ça, absolument ! » C’était L’avalée des avalés de Réjean Ducharme. Gilles Duval était au confluent de toutes les influences. On parlait de tout : aucun sujet ne le rebutait. Nous parlions alors d’art, bien sûr, mais aussi de poésie, de musique : c’est lui qui m’avait fait découvrir Edgard Varèse, dont j’avais intégré une pièce (« Intégrales ») dans une de mes performances de 1967.
Nous n’avions cependant pas encore accès à la littérature québécoise publiée à l’Hexagone ou chez Parti Pris, mais la chanson, elle, jouissait d’une sorte de traitement de faveur et traversait allègrement le Saguenay. Nous avons eu la visite des Vigneault, Leclerc, Léveillée, Gauthier, Ferland, Béard, Bécaud, Barrier, Zelkine, Les Compagnons de la chanson, Les Trois Ménestrels… Nous assistions à tous les concerts des Jeunesses musicales du Canada. La grande musique nous était d’ores et déjà familière : Marcel Cormier, le père de Louis-Jean, organisait souvent des séances d’écoute commentées à la bibliothèque le dimanche soir.
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Même si nous étions un collège en région comme on disait, nous n’étions pas éloignés de tout. Toutes les vibrations de la culture nous parvenaient. Nous fumions nos premiers joints dans des sous-sols où nous écoutions les Doors à tue-tête lorsque les parents n’y étaient pas. Nous écoutions aussi du blues, du jazz et de la musique électroacoustique. Nous étions modérément attentifs au yéyé et au gogo. Nous dansions parfois le twist, le ska, le bunny up, le rock et le slow. Et pourquoi ne pas l’avouer ? Nous aimions sans trop le dire Pierre Lalonde, Donald Lautrec, Les Sinners, Les Sultans, Les Habits jaunes, Les Classels ainsi que César et ses Romains. Mais nous adorions les Beatles, les Stones et le magnifique Paul Butterfield Blues Band. Nous avions un journal engagé (Le Nemrod) et nous étions politisés et le grand Raymond Laplante de L’Aquilon, le journal de Baie-Comeau, nous inspirait. Nous diffusions une émission de radio hebdomadaire d’une demi-heure que je coanimais avec Jean-Guy Banville à CHLC (émission Radiant). On pouvait également se joindre à une troupe de théâtre, à une chorale. Nous organisions des soirées d’amateurs où triomphait notre orchestre maison : « Les burgraves à gogo » avec Robbert Fortin, Jean-Marc Arsenault et Roger Bérubé. Et le temps filait sans même que nous nous en apercevions.
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En éducation, le miracle de Hauterive – s’il y en eut un – fut celui des vases communicants. Nous eûmes parfois cette impression que toute l’énergie injectée dans l’économie des grands projets hydroélectriques Manic-Outardes pouvait être mutatis mutandis transférée en parts égales aux projets éducatifs. Il y eut une école normale, une école des métiers et un séminaire qui allait rapidement se laïciser au point de voir ses prêtres défroquer en bande. Hauterive fut le dernier séminaire à être créé au Québec et il serait parmi les premiers cégeps. J’en arrive encore à penser que, pour une des seules fois dans notre histoire, l’ampleur des investissements consentis au projet éducatif « accotait » celle du développement économique.
Nos maîtres, eux-mêmes issus des austères séminaires, y ont vu une occasion de se débarrasser de toutes les vieilles chaînes ligotant le cerveau des jeunes. On leur offrait une liberté de manœuvre en éducation et ils n’allaient pas s’en priver : ils seraient de la trempe des prospecteurs de nouveaux minerais : audacieux, ils nous feraient partager leur curiosité, leur optimisme et leur rigueur. Les jeunes professeurs des nouveaux collèges se sont mis alors à transférer dans leurs classes de nouvelles idées, des pratiques inédites et parfois légèrement subversives. Oui, nous avons réellement cru à un certain moment que toute l’énergie des barrages de la Manicouagan passait réellement par le nouveau collège de Hauterive, bientôt appelé à devenir le Cégep de Baie-Comeau.