Poète à part dans le champ littéraire canadien-français de la fin du XIXe siècle, sorte de précurseur d’Émile Nelligan et de la poésie moderne, Eudore Évanturel est né en 1852 à Québec et décédé en 1919 à Boston. En 1878, il publie un recueil, Premières poésies. 1876-1878. Affecté par la critique, qui n’y avait pas compris grand-chose, il n’en publiera pas d’autres. Et pourtant, c’était de la très belle poésie.
Dix ans plus tard, en 1888, paraît une nouvelle édition de l’unique recueil, à la fois expurgée et enrichie de quelques poèmes. Puis il faudra attendre exactement cent ans et la précieuse édition critique de l’œuvre poétique d’Évanturel par Guy Champagne pour pouvoir enfin disposer d’une œuvre complète, incluant des poèmes inédits et d’autres qui à l’époque n’avaient été publiés que dans des revues1. En 2004, cette édition a été reprise en format poche mais allégée de l’appareil critique2.
Romantique à la manière de Rousseau et de Musset, Évanturel est un cas à part dans la société agriculturiste et ultramontaine du XIXe siècle québécois. Le père, François Évanturel, à qui le poète dédie son recueil, a été cofondateur de l’Institut canadien, rédacteur en chef du journal Le Canadien, député et ministre en lutte contre l’idéologie conservatrice ; il a permis à son fils de grandir dans une ambiance libérale et progressiste, ce qui favorise l’intérêt de celui-ci pour les poètes romantiques et parnassiens. En octobre 1875, la lecture publique que donne Alfred Maugard du poème « Crâne et cervelle » ne laisse personne indifférent, suscite la polémique et apporte à Évanturel une certaine notoriété. Ce long poème composé de 242 alexandrins relate le vol d’un cadavre pour les besoins d’une séance de dissection dans un cours de médecine ; or, le cadavre se révèle être la fiancée fraîchement décédée de l’étudiant qui a pris l’initiative de ce vol. Quelques jours plus tard, le journaliste Hector Fabre reproduit le poème à la une de son journal L’Événement. Cependant, le poème ne figurera pas dans Premières poésies, peut-être parce qu’il tranchait quelque peu avec le ton intimiste et plutôt mesuré de l’œuvre.
Car Évanturel privilégie les scènes de genre, les tableaux confidentiels : une rencontre, un rêve, le spectacle des saisons, le souvenir d’un mort, l’évocation d’une anecdote sentimentale ou d’un amour malheureux. Figure centrale, la femme paraît inaccessible au poète ; désirée, elle ne fait que passer. Elle suscite tous les tourments, un peu comme la mort, autre thème dominant du recueil, assombrit le paysage. Le sujet religieux y est par ailleurs fréquent, et la femme ressemble trop à la Vierge pour ne pas parfois endiguer le désir du poète ; l’idéalisme a un pied dans la censure cléricale.
Cette poésie sensuelle, capricieuse et ironique heurte néanmoins les conventions classiques. Le rythme en est atypique. Évanturel pratique volontiers le rejet, son vers est fréquemment saccadé, abrupt, concis. Et le poète aime les couleurs primaires, les effets de luminosité, les ambiances nocturnes. Volontairement impressionniste, sa poésie accorde une place dominante aux sentiments et tourne le dos à la poésie oratoire et patriotique qui, à l’époque, a la faveur, comme en témoigne La légende d’un peuple (1887), de Louis Fréchette. Fait plutôt inusité, le préfacier des Premières poésies, l’auteur de romans historiques Joseph Marmette, montre lui-même au poète la voie à suivre : « Certes c’est de la poésie de genre et frappée au bon coin ! Cependant que M. Évanturel nous permette de formuler, en terminant, une espérance. À ne traiter que des sujets appartenant au fonds de poésie commun à tous les pays – l’amour et les scènes de mœurs – il s’expose à des comparaisons avec les maîtres français qui auront toujours sur nous l’immense avantage de manier la langue avec la plus habile facilité. Nous avons dans l’histoire de notre passé des traits, des récits et des motifs de tableaux admirables, qui sont une mine inépuisable d’un métal aussi riche que nouveau. C’est là qu’il faut creuser ». Fâcheux commentaire, quoique dans l’air du temps (l’abbé Casgrain dira la même chose à Laure Conan), car ce n’est guère stimulant pour un poète qui avait fait preuve d’une certaine hardiesse pour se révéler sur un ton plus personnel ; mais cela donne la mesure d’une époque qui jugeait toute littérature à l’aune de l’idéologie, cependant qu’Évanturel avait le malheur d’aimer la poésie pour elle-même. Évanturel fit acte d’humilité : « Personne plus que l’auteur de ces vers n’est convaincu que ce petit livre n’est pas un chef-d’œuvre », admet-il lui-même d’emblée dans la préface à l’édition de 1888 ; laquelle préface il conclut cependant en citant seulement la première phrase du commentaire de Marmette : « Certes c’est de la poésie de genre et frappée au bon coin ». La préface d’Évanturel s’arrête donc exactement à la ligne où commençait le conseil paternel formulé par Marmette. Une manière, peut-être, d’avoir le dernier mot, mais comme si ce dernier mot il fallait aussi le prendre à la lettre : dans les trente années qu’il lui reste à vivre, Évanturel se fera discret, se contentant de publier des souvenirs et d’autres textes en prose dans des périodiques.
En effet, dès 1879, Évanturel quitte son emploi de fonctionnaire au Conseil législatif du gouvernement du Québec pour s’établir aux États-Unis, où il est secrétaire de l’historien Francis Parkman, dont il avait fait la connaissance à Québec. En 1884, Évanturel fonde un journal à Lowell, le Journal du commerce. Enfin de retour trois ans plus tard à Québec, et donc à la veille de la réédition de son recueil, il devient archiviste au Secrétariat provincial ; il occupera ce poste jusqu’à sa mort, en 1919. Il y aura de cela cent ans l’an prochain.
Bizarrement, le dernier poème connu d’Évanturel, « Les cloches de la basilique », paru dans Le Terroir de Québec quelques mois après sa disparition, faisait une concession au patriotisme ; c’est le premier et seul de ses poèmes où, tout en conservant le ton nostalgique qui est le sien, Évanturel « entonne le même chant qu’Octave Crémazie » (le grand poète national), note Guy Champagne. Marmette, mort depuis longtemps, aurait apprécié… Ce sera en tout cas le seul poème retenu par Jules Fournier et Olivar Asselin dans leur édition de l’Anthologie des poètes canadiens de 1933 ; choix curieux, et qui laisse songeur, d’autant plus que l’édition liminaire de 1920 incluait un second poème, « Souvenir », écarté ultérieurement. Ce type d’élagage annonce toujours une postérité difficile.
Mais du destin d’Évanturel, un autre poème surtout devait présager, « La tombe ignorée » : « Je suis allé revoir cette tombe ignorée ;/ Et seul, quand j’ai voulu retrouver le chemin, / Quelqu’un était debout, en défendant l’entrée :/ C’était l’Oubli, pensif, et le front dans la main ».
Cette figure de l’Oubli, qui interdit l’accès à la mémoire et à la reconnaissance, n’est-ce pas la figure prémonitoire de la critique conservatrice qui devait malmener le recueil, en médire, le censurer, enterrer ni plus ni moins vivant le poète ?
Sans hasard, La tombe ignorée sera le titre d’un ouvrage collectif que feront paraître l’an prochain, pour célébrer le centenaire de la mort d’Évanturel, Vincent Lambert, Yves Laroche et Claude Paradis aux éditions Nota bene. J’aime ces cas où l’oubli fait l’Histoire et la littérature fait acte de mémoire.
1. L’œuvre poétique d’Eudore Évanturel, édition critique de Guy Champagne, Presses de l’Université Laval, 1988.
2. Eudore Évanturel, Œuvre poétique, texte établi et présenté par Guy Champagne, Nota bene, coll. « Prose et poésie », 2004.
EXTRAITS
Fatalité
Sans doute, il se passait quelque chose d’étrange.
La chambre rayonnait comme un lit de mésange,
Et l’enfant pour le bal s’habillait. – Pas un bruit
Au dedans ; au dehors, l’ouragan dans la nuit.
Que tout semblait joyeux dans ce boudoir de vierge !
Les gants blancs souriaient à la jupe de serge,
Et la jupe épiait le soulier de satin.
C’était de doux parfums, un sourire enfantin,
Des reflets que lançait la belle robe verte.
Moi, je vis tout cela par la porte entr’ouverte,
Et j’écoutais, pensif, le gros vent qui soufflait ;
(Car la nuit était dure et Janvier qui hurlait
Dans la rue, avait l’air d’exciter la tempête.)
Mais l’enfant, cependant, mit des fleurs sur sa tête.
Chaussa ses petits pieds, puis murmura :
– C’est bien ;
Pour me faire jolie, il ne manque plus rien ;
Maintenant, pour le bal me voilà toute prête.
Puis, quand elle eut enfin achevé sa toilette,
Quand elle eut sur son cou, surchargé de reflets,
Dénoué ses cheveux, elle vint aux volets :
– Dieu, que le ciel est noir ! mais n’importe – dit-elle,
Moi j’irai ; malgré tout, je dois être bien belle.
Allons, tiens ! J’oubliais ! et si j’allais me voir !
Elle prit un quinquet et courut au miroir.
Mais soudain, aux rayons de ce flambeau de cuivre,
Pâle, elle chancela comme une personne ivre.
Puis un cri déchirant roula sous le plafond.
La mort lui souriait dans ce cristal profond.
Œuvre poétique, Nota bene, 2004, p. 95-97.
Voyage
Dis, veux-tu t’en venir avec moi ? Nous irons
N’importe où tu voudras, puisque la terre est ronde.
Promène tes beaux doigts sur la carte du monde,
Et cherche un paradis où nous nous aimerons.
Veux-tu, nous partirons aux premiers jours d’automne,
Avant, petite, avant que les arbres soient nus ?
Nous partirons avant que les froids soient venus,
Pareils à deux voleurs – sans le dire à personne.
On s’enquerra de nous et l’on nous cherchera.
– Où sont-ils ? À la ville ou bien à la campagne ?
Je préfère la France, et toi, dis-tu, l’Espagne ?
Eh bien, soit ! en Espagne, allons nous cacher là.
Nous trouverons là-bas un endroit solitaire,
Un gazon que personne encor n’aura foulé ;
Un éden où jamais le soleil n’est voilé.
Ô le rêve bâti dans un jet de lumière !
Œuvre poétique, Nota bene, 2004, p. 217-218.