En près de soixante ans de métier, l’écrivaine Margaret Atwood a souvent récolté les honneurs, dont le Prix littéraire du Gouverneur général en 1966 pour Le cercle vicieux(poésie) et le prix Booker en 2000 pour Le tueur aveugle (roman). Mais si l’on souhaite parler d’une « année Atwood », c’est à 2017 qu’il faut penser, car l’auteure a alors remporté le Prix pour la paix des libraires allemands et le prix Franz-Kafka, tout en voyant deux de ses romans adaptés en séries télé événements et la vente de ses livres effectuer un bond prodigieux.
Robert Laffont, qui a inscrit la romancière torontoise à son catalogue dès 1981, semble bien résolu à surfer sur cette vague. Au même moment où paraissait le plus récent roman d’Atwood, C’est le cœur qui lâche en dernier1, Laffont proposait de nouvelles éditions de quelques titres (Faire surface, La femme comestible, Mort en lisière, Œil-de-chat, La vie avant l’homme), en plus de reprendre La servante écarlate2 et Captive4avec le visuel des séries télé en couverture.
Bienvenue à Consilience !
C’est le cœur qui lâche en dernier est le seizième roman de Margaret Atwood, mais son quinzième destiné aux lecteurs d’aujourd’hui puisque le titre précédent, Scribbler Moon, s’adresse à ceux de 2114. Atwood a en effet accepté de participer à la « Bibliothèque du futur4 ». Ce projet inusité, conçu par l’artiste écossaise Katie Paterson, prévoit l’entreposage, dans une bibliothèque spéciale d’Oslo, d’une centaine de manuscrits inédits (un nouveau titre est recueilli chaque année) jusqu’en 2114, date à laquelle ils pourront être publiés sur le papier extrait du millier d’arbres que Paterson a fait planter à cette fin. Depuis 2014, trois autres écrivains ont emboîté le pas à Atwood : le Britannique David Mitchell, l’Islandais Sjón et la Turque Elif Shafak. On se croirait en plein scénario de science-fiction, un genre qui n’a rien pour déplaire à Atwood puisqu’elle lui a consacré un essai en 20115, ainsi que des romans devenus des classiques contemporains : La servante écarlate (1985), Le dernier homme (2003), Le temps du déluge (2009) et MaddAddam (2013). C’est le cœur qui lâche en dernier relève lui aussi de ce registre.
Le roman se passe aux États-Unis dans un avenir proche mais indéterminé. Malmené par la crise économique qui fait rage au pays, un couple est contraint de vivre dans une voiture. Perçu comme surqualifié, Stan ne parvient pas à trouver d’emploi et refuse de s’associer aux combines de son frère Conor. C’est Charmaine, serveuse au bar Pixeldust, qui assure la subsistance du couple avec ses maigres pourboires. Puis, une publicité vue à la télévision les entraîne vers une tout autre vie. Sans trop réfléchir, Stan et Charmaine s’engagent dans le projet « Positron », en vertu duquel ils trouveront dans la paisible communauté de Consilience (qui rappelle Pleasantville dans le film de Gary Ross), un travail et un toit garantis… un mois sur deux. Ils devront passer le reste du temps en prison. Un autre couple, avec lequel il leur est interdit d’entrer en contact, occupe leur maison en leur absence avant de se laisser incarcérer à son tour un mois sur deux. Ce système, dit de « permutation », propose en somme la sécurité et le confort en échange du renoncement à quelques libertés individuelles. Tout va très bien jusqu’à ce que Stan découvre un billet de Jasmine à Max (l’autre couple) : « Je suis affamée de toi ». Il n’en faut pas plus pour attiser sa convoitise et sa jalousie et pour précipiter l’intrigue dans une succession de revirements malicieux et tordus. À la fois drôle et inquiétant, C’est le cœur qui lâche en dernier paraît relever d’un genre inédit : la dystopie vaudevillesque.
Trouver grâce
Autre récit carcéral, Captive délaisse la veine conjecturale au profit de la fiction historique. Ce neuvième roman d’Atwood, qui lui valut le prix Giller en 1996, s’inspire de l’un des plus célèbres faits divers survenus dans le Haut-Canada au milieu du XIXesiècle. En novembre 1843, Grace Marks, une servante d’origine irlandaise, et James McDermott, un brutal valet d’écurie, furent accusés des meurtres de leur patron, Thomas Kinnear, et de sa gouvernante, Nancy Montgomery. La culpabilité de McDermott ne fut pas longue à établir et celui-ci fut exécuté sans délai. Dans le cas de Grace, âgée de seize ans au moment des crimes, c’est moins clair. Elle a donné trois versions des faits lors de son procès, puis s’est retranchée dans le mutisme. Est-elle démente, amnésique ou dissimulatrice ? C’est ce que cherche à déterminer, en 1859, le jeune aliéniste américain Simon Jordan en lui rendant visite au pénitencier de Kingston et en l’écoutant lui faire le récit de sa vie, de son enfance en Irlande jusqu’à son immigration au Canada et ses divers emplois de domestique. Certains événements, comme l’agonie de sa mère durant la traversée de l’Atlantique et la mort subite de Mary Whitney, sa seule amie, ont fortement ébranlé Grace. Et pour cause, comme le découvrira le lecteur.
S’il fait partie des œuvres les plus connues de Margaret Atwood, le roman Captive a tout de même conquis un nouveau public grâce à sa transposition en minisérie pour CBC et Netflix à l’automne 2017. Adaptée par la scénariste et actrice Sarah Polley (que l’on a pu voir dans De beaux lendemains d’Atom Egoyan en 1997 et dans L’armée des mortsde Zack Snyder en 2004) et réalisée par Mary Harron (à qui l’on doit I Shot Andy Warholen 1996 et American Psycho, d’après le roman éponyme de Bret Easton Ellis, en 2000), la minisérie réunit une distribution de premier ordre. Sarah Gadon (Grace), Edward Holcroft (le docteur Jordan), Rebecca Liddiard (Mary Whitney) et Zachary Levi (Jeremiah le colporteur – un personnage fascinant) en imposent par la justesse de leur jeu. En fait, dans l’ensemble, la série suit scrupuleusement le roman d’Atwood, ce qui ne devrait toutefois pas dispenser le public de remonter à la source. Par-delà le contenu de l’intrigue, c’est l’efficacité de l’écriture atwoodienne qui donne tout son prix à cette œuvre. Certes, quelques tournures franchouillardes dans la traduction (surtout dans C’est le cœur qui lâche en dernier) peuvent agacer le lecteur nord-américain, mais sinon, on pourra voir l’habileté avec laquelle la romancière a construit ses histoires. Au fond, C’est le cœur qui lâche en dernier et Captive s’appuient sur la même technique : l’alternance des points de vue. Dans C’est le cœur qui lâche en dernier, le récit évolue en zigzag en privilégiant, tour à tour, la perspective de Stan, puis celle de Charmaine. Dans Captive, la narration passe constamment du « je » (récit de Grace) au « il » (récit du docteur Jordan) tout en intercalant des extraits de correspondance.
Le rouge et le noir
Généralement reconnu comme l’œuvre maîtresse d’Atwood et régulièrement cité, aux côtés du Meilleur des mondes de Huxley, de 1984 d’Orwell et de Fahrenheit 451 de Bradbury, comme modèle de dystopie et prophétie politique de notre temps, le roman La servante écarlate a lui aussi séduit un vaste public. Publiée à l’origine en 1985 et couronnée la même année du prix Arthur-C.-Clarke et du Prix littéraire du Gouverneur général, cette œuvre a profité en 2017 de deux circonstances favorables pour accroître sa notoriété, même si celle-ci était déjà très grande (ce livre « est devenu une sorte de référence pour ceux qui écrivent 6). D’une part, l’adaptation télévisée de Bruce Miller pour la plateforme de vidéo à la demande Hulu a rencontré un succès prodigieux, tant populaire que critique7. D’autre part, les échos que le roman suscite avec l’Amérique à l’ère de Donald Trump l’ont paré d’une actualité inespérée. Reprendre le livre avec le visuel d’Elisabeth Moss (Defred) en couverture ne suffisait apparemment pas pour Robert Laffont : la plus récente édition en « Pavillons poche » est ornée d’un bandeau présentant La servante écarlate comme « le livre qui fait trembler l’Amérique de Trump ». Propos hyperbolique à visée commerciale, assurément, car le 45eprésident des États-Unis se soucie autant de littérature que Stephen Harper à l’époque où Yann Martel lui envoyait chaque quinzaine des suggestions de lectures8. N’empêche : La servante écarlate a engendré un véritable phénomène de société. Il n’est pas rare que pour protester contre la misogynie du président ou exprimer des revendications féministes, des manifestantes américaines défilent dans les rues revêtues de rouge comme Defred et ses consœurs asservies.
Car voilà encore une fois un récit carcéral, si troublant, cependant, qu’il pourrait faire passer Captive et C’est le cœur qui lâche en dernier comme des récits de vacances au soleil. L’histoire se déroule dans la République de Gilead, le régime dictatorial et théocratique qui a supplanté les États-Unis après un coup d’État fomenté par un groupe de fanatiques religieux appelés « les Fils de Jacob » et ayant mené à l’assassinat du président. Le roman a pour protagoniste et narratrice une jeune femme appelée « Defred » (un nom qui lui a été imposé par le régime pour signifier son appartenance à un Commandant, « Fred », de la même façon qu’une autre, « Deglen », appartient à « Glen », et ainsi de suite). Parce qu’elle est fertile en cette époque où le taux de fécondité a dramatiquement chuté, Defred a grossi les rangs des « servantes écarlates », des femmes privées de leur identité et de leur liberté et dont l’existence ne tourne plus qu’autour de « la Cérémonie », rituel de procréation forcée avec le Commandant en présence de son épouse. Comme pour Captive, il est à souhaiter que la série télé ne finisse pas par éclipser l’œuvre qui l’a inspirée, puisque, comme l’indique une note de l’éditeur, « c’est l’un des grands romans du XXesiècle ». On voit bien, à lire bout à bout C’est le cœur qui lâche en dernier, Captive et La servante écarlate, à quel point la captivité interpelle Margaret Atwood. Et à en juger par l’érosion des libertés individuelles à l’ère des médias sociaux et de la surveillance globale, elle devrait nous préoccuper davantage.
* Margaret Atwood photographiée par Anne-Marie Guérineau en 1990 durant une entrevue parue dans le numéro 42 de Nuit blanche.
1. Margaret Atwood, C’est le cœur qui lâche en dernier, trad. de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, Paris, 2017, 448 p. ; 29,95 $.
2. La servante écarlate, trad. de l’anglais par Sylviane Rué, Robert Laffont, Paris, 2017, 544 p. ; 16,95 $.
3. Captive, trad. de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, Paris, 2017, 632 p. ; 29,95 $.ù
4. Voir le site Future Library 2014-2114 : https://www.futurelibrary.no.
5. In Other Worlds: SF and the Human Imagination, Virago Press, Londres, 2011.Cet essai n’a pas encore été traduit en français.
6. Margaret Atwood, La servante écarlate, p. 513.
7. À preuve, la série a décroché huit prix Emmy sur treize nominations en septembre 2017, en plus d’être renouvelée pour une deuxième saison cette année alors que la matière du roman a largement été couverte par les dix épisodes de la première saison. En comparaison, le film réalisé par Volker Schlöndorff en 1990, sur un scénario signé Harold Pinter, n’avait pas même obtenu l’Ours d’or pour lequel il avait été nommé lors de la Berlinale.
8. Voir Yann Martel, Mais que lit Stephen Harper ? Suggestions de lectures à un premier ministre et aux lecteurs de toutes espèces, XYZ, Montréal, 2009, 264 p.
EXTRAITS
Les villes jumelles de Consilience/Positron représentent une expérience. Une expérience ultra ultra importante – les gars du cercle de réflexion utilisent le mot ultra au moins dix fois. Si elle réussit – et il faut qu’elle réussisse, c’est possible s’ils unissent leurs forces –, ce pourrait être le salut, non seulement des nombreuses régions si durement touchées ces derniers temps, mais aussi, au final, si ce modèle est adopté aux plus hauts niveaux, de la nation dans son ensemble. Chômage et criminalité réglés d’un coup d’un seul, et une vie nouvelle pour tous les gens concernés – qu’ils imaginent une seconde !
C’est le cœur qui lâche en dernier, p. 60.
CONSILIENCE = CONDAMNÉS + RÉSILIENCE. UN SÉJOUR EN PRISON AUJOURD’HUI, C’EST NOTRE AVENIR GARANTI.
C’est le cœur qui lâche en dernier, p. 66.
Les jours vont passer vite, encore deux semaines et ce sera la permutation, elle pourra enfin quitter Positron pour profiter de nouveau de son mois dans la vie civile. Elle reprendra son emploi à la boulangerie de Consilience et n’aura pas à penser aux hurlements ni aux femmes encagoulées attachées à leur lit, elle sentira la cannelle des brioches à la cannelle – quelle odeur alléchante ! – et non les senteurs florales de l’assouplissant du pliage de serviettes de Positron, qui, lorsqu’on le respire toute la sainte journée, est vraiment chimique et écœurant. Plus jamais elle n’utilisera cet assouplissant pour son propre linge. Elle rentrera dans sa maison, avec ses jolis draps et la cuisine lumineuse où elle prépare des petits déjeuners franchement délicieux, et elle sera avec Stan.
C’est le cœur qui lâche en dernier, p. 215.
J’ai eu du mal à me mettre à parler. Je n’avais pas tellement parlé durant les quinze dernières années, je n’avais pas vraiment parlé comme je l’avais fait dans le temps avec Mary Whitney et Jeremiah le colporteur et aussi avec Jamie Walsh avant qu’il ne se montre si déloyal envers moi ; et j’avais oublié comment m’y prendre. J’ai dit au docteur Jordan que je ne savais pas ce qu’il voulait que je dise. Il m’a répondu que ce qui l’intéressait ce n’était pas ce qu’il voulait que je dise, mais ce que je voulais dire, moi. J’ai répondu que je n’avais pas d’envie comme ça, car ce n’était pas à moi d’avoir envie de dire quoi que ce soit.
Captive, p. 100.
Grace était-elle inconsciente au moment où elle prétend l’avoir été ou était-elle tout à fait réveillée, comme l’a affirmé Jamie Walsh ? Jusqu’où peut-il se permettre de croire à son histoire ? Doit-il la prendre à la lettre ou avec des pincettes ? S’agit-il d’un véritable cas d’amnésie, de type somnambulique, ou est-il victime d’une habile imposture ? Il se met en garde contre toute tentation d’absolu : pourquoi serait-elle censée ne produire que la vérité pure, entière et sans taches ? Dans sa situation, n’importe qui pratiquerait sélections et réaménagements afin de produire une impression positive.
Captive, p. 436.
Une chaise, une table, une lampe. Au-dessus, sur le plafond blanc, un ornement en relief en forme de couronne, et en son centre un espace vide, replâtré, comme l’endroit d’un visage d’où un œil a été extrait. Il a dû y avoir un lustre, un jour. Ils ont retiré tout ce à quoi on pourrait attacher une corde.
La servante écarlate, p. 19.
J’inscris la phrase soigneusement, en la recopiant à partir de l’intérieur de ma tête, du fond de mon placard. Nolite te salopardes exterminorum.[…] « Ne laissez pas les salauds vous tyranniser. »
La servante écarlate, p. 312-314.
Les trois corps pendent, identiques avec leurs sacs blancs sur la tête, ils ont l’air bizarrement élongés, comme des poulets attachés par le cou dans une vitrine de boucher ; comme les oiseaux aux ailes rognées, comme des oiseaux incapables de voler, des anges déchus. Il est difficile d’en détacher les yeux. Au-dessus de l’ourlet des robes les pieds ballent, deux paires de souliers rouges, une paire de bleus. Si ce n’étaient les cordes et les sacs, ce pourrait être une espèce de danse, un ballet, saisi au vol par une caméra, suspendu en l’air. Ils ont l’air apprêté. On se croirait au spectacle.
La servante écarlate, p. 455-456.