Le romancier et nouvelliste américain Richard Ford, lauréat du prix Pulitzer en 1996 pour son roman Indépendance, a remporté le prix Femina étranger 2013 pour Canada1. Ce récit d’apprentissage au rythme lent, très lent, dépeint la Saskatchewan comme une terre d’accueil morne, mais sécuritaire, pour fuir la violence et le désordre moral des États-Unis du début des années 1960.
« Un moment de grâce dans les lettres américaines », écrit Lorrie Moore dans The New Yorker ; « une œuvre majeure qu’il faut lire et relire », affirme Gilles Archambault dans Le Devoir. Depuis sa parution, le septième roman de Richard Ford s’est attiré un concert d’éloges. La plupart sont fondés : Ford fait preuve d’un indéniable talent de romancier, qui lui vaut de passer, dans le sillage de Bukowski et de Carver, pour l’un des meilleurs représentants du « réalisme sale » (courant dépeignant, d’un ton minimaliste et décharné, le quotidien de dépossédés). Et pourtant, cette marée de louanges omet de mentionner la monotonie de la narration, susceptible de rebuter quelques lecteurs. Il faut tout de même attendre 248 pages dans l’édition Boréal, soit plus de la moitié du livre, pour que le narrateur, Dell Parsons, fasse son entrée au Canada.
Adieu, vie normale
Forcément, avec un titre comme Canada – qui fait davantage penser à un guide Lonely Planet qu’à « un roman de la traversée des frontières et de la perte de l’innocence2 » –, on s’attend à ce que le pays du Grand Nord blanc intervienne plus tôt dans l’intrigue. À part de discrètes allusions, ce n’est pas tant du Canada que de l’Alabama et du Montana qu’il est surtout question dans la première moitié du livre. L’Alabama, c’est l’État dont Bev Parsons, le père de Dell, est originaire et dont il reste nostalgique. Le Montana, c’est l’État où aboutit Dell – à Great Falls plus précisément – en 1956 en compagnie de ses parents et de sa jumelle Berner. La vie des Parsons va basculer en 1960 quand les parents de Dell commettent un vol à main armée. Ancien pilote de l’Air Force, Bev s’est reconverti au commerce de voitures d’occasion. Rêvant d’un sort meilleur, il s’est lancé dans le trafic de bœuf volé, mais des dettes lui font bientôt craindre pour sa vie. Il décide alors de cambrioler une banque avec l’aide de Neeva, sa femme. Ils seront vite arrêtés et incarcérés. Dell et Berner, âgés de quinze ans, sont laissés à eux-mêmes. Berner s’enfuit de son côté, tandis qu’une amie de la famille, Mildred Remlinger, organise la fuite de Dell vers le Canada. La vie normale est terminée : Dell ne reverra plus jamais ses parents et il lui faudra attendre des années avant de retrouver la trace de Berner.
Une bicoque au Canada
Après avoir traversé en douce la douane canadienne, Dell est accueilli par Arthur Remlinger, un Américain au passé trouble, réfugié au Canada pour des raisons que l’adolescent découvre graduellement. Remlinger gère le Leonard, un hôtel malfamé de la localité fictive de Fort Royal, près de Medecine Hat. Dell y travaille le jour, avant de rentrer dormir dans une annexe de l’hôtel, une bicoque située à Partreau, à six kilomètres de là. Au début, Dell n’a guère l’occasion de rencontrer Remlinger. Il passe son temps en compagnie d’un employé de l’hôtel, Charley Quarters, un Métis qui ne lui inspire pas confiance. Puis, Dell finit par nouer un semblant d’amitié avec Remlinger. Lorsque deux enquêteurs de Détroit viennent interroger Remlinger, Dell comprend qu’il a été manipulé. Le sang va couler. Heureusement, un nouveau changement de vie attend Dell grâce à Florence, la petite amie de Remlinger. Des années plus tard, on retrouve Dell en Ontario, au moment où il achève une carrière d’enseignant dans une école secondaire de Windsor. Le Canada, de havre de fortune qu’il était au départ, est devenu une patrie choisie pour Dell, un parfait terrain neutre pour méditer sur les contradictions de l’Amérique. Comme tant d’autres, Ford n’a retenu qu’une facette du Canada – comprendre : le Canada anglais. Son roman présente de nombreuses qualités, par exemple un traitement efficace du sous-entendu. Sur le thème de la traversée des frontières canadiennes, les récits de Daniel Poliquin vont plus loin ; sur la figure du père criminel, Canada est moins réussi que Remèdes pour la faim de Deni Y. Béchard. N’empêche : Richard Ford fait partie des romanciers à surveiller.
1. Richard Ford, Canada, traduit de l’américain par Josée Kamoun, Boréal, Montréal, 2013, 478 p. ; 29,95 $.
2. Ibid., quatrième de couverture.
EXTRAITS
Si vous étiez passé devant chez nous, ce mercredi soir-là, que vous ayez vu les lumières allumées, tout comme chez les voisins ma mère dans la cuisine en train de préparer le souper, mon père au sortir de la douche, assis sur les marches du perron en train de lacer ses chaussures à la fraîche, dans la rumeur du crépuscule, sous une lune haute et brillante, les voitures circulant de l’autre côté du parc, lui, les cheveux encore humides, sentant l’Old Spice et le talc, nous racontant, à Berner et à moi, ce qu’il avait vu pendant son « voyage d’affaires » – la Prairie, pareille à une mer intérieure (il disait comme le golfe du Mexique), les aurores boréales, pas de montagnes, mais une foule de bêtes sauvages, nous deux l’écoutant passionnés, sous le charme, – est-ce que vous auriez pensé avoir devant vous un homme prêt à commettre un hold-up ?
p. 88
Là-haut dans le benchland, au nord et à l’ouest des Highwoods, il n’y avait plus que la chaleur des blés jaunes, les sauterelles et les vipères qui traversaient la route, le haut ciel bleu, et les Bear Paw’s Mountains là-bas devant, bleues et voilées, une neige lumineuse sur leurs cimes. Au nord, la prochaine ville était Havre. […] Sur la carte, Havre était à peu près le point le plus au nord du Montana, et du pays en général. Au-dessus, il n’y avait plus que le Canada.
p. 240
Il n’y avait que huit rues en ruine dans le sens nord-sud et six dans le sens est-ouest. Et, en tout et pour tout, dix-huit maisons vides et sinistrées, les carreaux cassés, leurs portes arrachées, leurs rideaux battant au vent, chacune avec son numéro, les rues avec leurs panneaux, même si peu de noms demeuraient lisibles. South Ontario, South Alberta (celle de ma bicoque), South Manitoba, où se situaient un minuscule bureau de poste désaffecté et la maison de Mrs Gedins. Et South Labrador Street, à la limite de la ville et des champs moissonnés, qui passait devant une plantation en U d’arbres morts, oliviers de Russie, peupliers de Lombardie, caraganiers de Sibérie et sureaux ; le tétras des prairies se perchait dans leurs branches pour observer la grande route, et les pies se chamaillaient en fouillant la broussaille en quête d’insectes.
p. 287
Le vif soleil d’octobre, qui chatouillait ma nuque en sueur, donnait un éclat stérile et immobile à l’école. J’ai failli faire demi-tour et reprendre la grande route. Ce ne serait jamais un lieu entouré de grands chênes, avec un terrain de football et des garçons de mon âge pour m’accepter parmi eux, comme failli en connaître à Great Falls. Ici, ce ne serait jamais ce que je voulais. C’était le Canada.
p. 323-324