Fille d’une cinquième génération de Françaises nées en Algérie, Marie Cardinal sera celle qui, en pleine guerre d’indépendance, quittera le pays la première pour ne plus y vivre. L’exil la fera écrire, la guerre, penser.
Les deux filles de Marie Cardinal, Alice et Bénédicte Ronfard, accompagnées de l’éditrice de Montréal Annika Parance, ont entrepris en 2009 un travail de recherche dans les onze carnets intimes laissés à la mort de l’écrivaine. Le triummulierat a fait la découverte d’une matière riche et unique qui deviendra L’inédit1. L’ordonnancement du texte est chronologique, de la fin des années 1970 au milieu des années 1990, et se construit par couches successives : une page ou deux tirées du journal intime, un extrait d’une auto-entrevue fictive où, d’une certaine manière, se recrée la scène psychanalytique, le tout lié par un texte littéraire libre, qui n’appartient ni à l’une ni à l’autre des formes précédentes.
Le regard de Marie Cardinal est particulièrement aiguisé dans cette entrevue fictive, laquelle s’élabore autour d’un personnage-auteur peu connu mais prometteur qui la questionne et surtout l’écoute s’exprimer sur l’écriture, les joies et les peines de vivre, le corps et l’intime, le politique et la marche du monde. Il s’en dégage une autocritique impitoyable. Elle estime son œuvre médiocre et se désole de ne pas savoir y faire. On ne compte plus ses jugements secs et mordants. Puis, elle se réconcilie : « Faire confiance à l’inconscient qui connaît mieux le livre que moi ».
Son sixième ouvrage, vendu à plus de trois millions d’exemplaires et traduit dans une vingtaine de langues, le célèbre Les mots pour le dire, n’y change rien. À nouveau, elle désespère : « Où est mon livre ? Y a-t-il un livre ? » Elle mesure la distance qui la sépare de Proust, Duras, Flaubert, mais en bonne philosophe conclut qu’il lui faut se contenter de ce qu’elle a. À la lecture de L’inédit, il affleure aussi l’idée que le « gros livre », celui qui l’habitait dans un repli inconnu d’elle, n’a jamais été découvert.
Dans une veine apparentée, le monde littéraire parisien se voit dépouillé de ses apparats et, nu, il fait terne figure. Séduite par l’intelligence et le charme de ce cercle aussi puissant que restreint, elle refusera, après s’en être grisée quelque temps, ses discours pédants qui, selon l’humeur du moment, font et défont les réputations d’écrivains. Ce qui fait dire à l’auteure que la culture française vit sur sa grandeur passée. Quelques femmes pourtant se maintiennent à flot, Yourcenar, Beauvoir, surtout Duras qu’elle place « au-dessus de tous ceux qui écrivent en France ». Au passage, elle donne un coup de Jarnac au bon vieux stéréotype du « livre de femmes ». Pendant douze ans, Cardinal a pratiqué la négritude littéraire pour le compte d’auteurs en panne, avant tout des hommes, et la même intelligentsia parisienne n’y a vu que du feu. Jamais la touche d’une femme.
L’écrivaine connaît son camp. Selon elle, il n’existe pas de cause plus politique que la cause des femmes. C’était le féminisme d’avant la rectitude politique. Vu de ce côté-ci, de notre rivage postmoderne, on peut le qualifier de décomplexé, de radical, de rigolo même, en tout cas il exclut toute forme de tiédeur. Le 11 février 1979, bien avant Ariane Moffatt, ne confie-t-elle pas à son journal : « Je veux tout, tout de suite » ? Mais aussitôt surgit cette question perfide : « Mais je veux quoi ? » En lisant ces mots, j’entends son rire sonore lors de l’une de ces soirées déjantées à la Maison Beaujeu, berceau du Théâtre expérimental des femmes à Montréal au début des années 1970. Comment imaginer que ce rire appartient à celle qui porte un mal de vivre si absolu ? Comment se figurer que cette femme bien charpentée, imposante, puisse receler autant de fragilité ? Que sous l’apparence de marbre se cache une fine porcelaine ?
Ses confidences offrent une explication partielle. Dans le Vaucluse, quand la joie flotte sur la bastide partagée avec son mari, le père de ses enfants, le grand-père de ses petits-enfants, son mec, son copain, son complice de toujours, elle oublie de l’écrire dans son journal. À quelques mois d’intervalle, après avoir noté tout court : « Me tuer », elle s’étonne, joyeuse : « C’est bon le bonheur ».
Que la voile faseye ou que le vent soit généreux, Marie Cardinal, la sauvage, commence par obéir afin de transgresser le pouvoir à son aise. Elle descend en flammes les défenseurs de l’histoire qui ne racontent pour l’essentiel que la pensée et le pouvoir dominants. Seul peut-être le roman permet d’outrepasser l’aveuglement de cette histoire bancale et son armée de bien-pensants, et elle s’y emploie allègrement.
Avec L’inédit et ses pages remarquables sur la démocratie et les États-Unis, l’islam et le terrorisme, le Québec et la langue française, l’Algérie et le colonisateur, la scène est maintenant prête pour recevoir le théâtre de ses quatorze romans – son gros livre, celui qu’elle n’a pu extirper de ses entrailles ? –, réunis il y a peu, dans un objet intimidant d’au moins cinq centimètres d’épaisseur.
Au plaisir de se plonger dans les eaux profondes de cette vie, belle et difficile.
1. Marie Cardinal, L’inédit, Annika Parance, Montréal, 2012 et Le Livre de poche, Paris, 2015, 259 p. ; 11,95 $.