La colonisation du Congo par le roi Léopold II s’est soldée par une dizaine de millions de morts. Un prix humain dérisoire, aurait probablement répliqué le Belge moyen de l’époque, convaincu de sa supériorité morale, en contrepartie des prétendues lumières civilisatrices que répandait son pays en territoire d’obscure ignorance. D’autant plus dérisoire, faudrait-il encore préciser, que ce sont les « indigènes » qui réglaient quotidiennement la note. De cette funeste aventure en terre congolaise se sont nourries plusieurs œuvres, de bien maigres indemnités, même si certaines restent magistrales, comme le Voyage au bout de la nuit de Céline ou Au cœur des ténèbres de Conrad.
Des œuvres formidables se sont nourries en retour d’Au cœur des ténèbres. Classique incontesté du cinéma américain, Apocalypse Now (1979) présente, par exemple, une transposition psychédélique de la novella de Conrad dans le contexte de la guerre du Vietnam. Et pendant que Francis Ford Coppola se démenait bec et ongles afin de préserver son projet de la catastrophe qu’il composait avec un Martin Sheen foudroyé par une crise cardiaque, le comportement de diva de Marlon Brando et les problèmes de LSD de certains membres de son équipe, sa femme, Eleanor, filmait ses déboires. Elle a par la suite traîné ses images en salle de montage et donné naissance à Hearts of Darkness: A Filmmaker’s Apocalypse. Sorti en 1991, le documentaire est tout simplement captivant.
L’apocalypse congolaise
À la dernière rentrée hivernale, c’était au tour d’un certain Paul Kawczak, Bisontin ayant fait son nid à Chicoutimi, de semer l’émerveillement avec une reprise bien singulière de l’opus conradien. À travers le milieu littéraire francophone, Ténèbre1, réécriture hybride entre la charge anticolonialiste de Conrad et les thèses sur l’érotisme de Georges Bataille, a récolté les lauriers, décroché les étoiles et attiré les dithyrambes. Son triomphe est unanime. Déjà, le roman cumule nominations et prix et il serait somme toute assez conservateur de lui en prévoir d’autres au cours des prochains mois et pour cause. Avec une verve qui n’a rien à envier aux monstres sacrés de la littérature, Kawczak propose une version fort inspirée de la catabase congolaise : « Un délire de haine et de rage anima d’un feu nouveau la concupiscence d’hommes à l’ordinaire affables et prévenants, certains de ceux que l’on pouvait par ailleurs qualifier de bons pères de famille, Bruxellois, Londoniens, Parisiens, Berlinois chez qui le feu du pouvoir et des promesses de quantités toujours plus grandes d’ivoire et de caoutchouc révélait une hargne atavique et agressive, une ambition de maître, longtemps réprimée, comme une urgence de viol, exacerbée par des siècles d’une étrange maladie ».
Au lendemain de la conférence de Berlin, Léopold II mandate un jeune Brugeois, fils de boucher et arpenteur de métier, afin de matérialiser la frontière nord du Congo et d’ainsi stabiliser la situation géopolitique de la Belgique. Débute la vibrante plongée de Pierre Claes et de son équipage au cœur de la nuit africaine, embarqués sur le steamer Fleur de Bruges, se laissant couler, à travers une brume de mysticisme, sur la frontière du pays et l’extrême limite où logent, réunis, lucidité et folie, amour et haine, érotisme et violence, vie et mort, jour et nuit, etc.
Aux côtés de Claes prend place Xi Xiao, personnage remarquablement romanesque, amoureux cosmique, bourreau tatoueur adepte du lingchi, cet art chinois de la découpe qui consiste, par de multiples entailles, à vider un homme de ses organes en le maintenant en vie. Les accompagnent également quelques membres d’un équipage fantôme majoritairement indigène, ombres sans nom et cœurs sans visage, témoins de la faucheuse coloniale tout au long de la remontée de l’artère septicémique du Congo puis de l’Ubangi.
Ténèbre suit parallèlement l’existence de Philéas Vanderdorpe, un poète maudit recyclé en médecin de guerre, puis en communard, cueillant les fleurs du mal dans un Paris fin de siècle, noyé d’absinthe et de spleen, cuvant un cuisant chagrin d’amour nommé Manon Blanche, bambochant avec la bohème du coin, Verlaine, Rimbaud et compagnie. Et alors même qu’on croit le récit embourbé dans les anecdotes de la ténèbre parisienne, tout conflue vers un même point, tout retourne vers Claes, homme de deux mondes, héros crépusculaire, habité de noirceur et de lumière, vers son corps écimé par la fièvre et lingchifié par et en raison de son amour pour Xi Xiao.
Visions de fin du monde
Si la première expédition de Claes comporte des visées scientifiques, la seconde poursuit un dessein essentiellement punitif. Un retour vers le cœur des ténèbres est en effet imposé pour retrouver Xi Xiao, soupçonné à tort du meurtre de deux agents coloniaux. L’équipage dépêché regroupe un Claes convalescent ainsi que Philéas Vanderdorpe, s’« étrangeant » toujours davantage au fil de leur remontée, jusqu’à retrouver leur homme et ses apprentis, dont la hardie Silu, au sein d’une communauté saint-simonienne. C’est d’ailleurs en pleine Harmonie, selon le nom de cette communauté, que prendront fin voyage et récit, au moment d’une tombée de rideau hallucinée.
Trimballés parmi les horreurs de la colonisation, dont les fameuses mains coupées dans le but de fouetter la vaillance des travailleurs du caoutchouc, les personnages de Ténèbre, Pierre Claes au premier chef, renoncent progressivement à leur naïveté en même temps que le monde perd son innocence. Claes est pourtant bien de son temps : raciste modéré, il assiste au carnage érigé en système autour de lui en mesurant le décalage entre sa vision et la gestion inhumaine de l’administration coloniale sur le terrain. Il arrive d’ailleurs souvent de tomber nez à nez avec l’Histoire au détour d’une page, où l’auteur met un nom sur l’horreur, comme dans cette violente entrée en matière où Henry Morton Stanley, explorateur britannique reconnu pour sa cruauté, achève à coups de chicotte son jeune porteur.
Le tout est raconté dans un style ample et débordant, qui roule en lents déferlements, comme s’il suivait de tranquilles sinuosités fluviales, avec cette précision douloureusement chirurgicale d’une lame de bourreau chinois : « En mutilant les deux soldats impuissants dont les yeux grands ouverts ruisselaient d’horreur, Silu sentit, dans une bouffée d’avenir et de puissance, venir à elle le cri sans fond qu’elle avait toujours porté et qui avait fait d’elle une femme à part, elle qui – elle le découvrait alors sous les morceaux de peau qu’elle décollait de leur graisse, au creux des estomacs qu’elle vidait à terre, à l’intérieur des testicules gras qu’elle fendait – avait depuis sa naissance eu la prescience de la mort de son frère, du saccage de son village, du massacre des siens, du viol de l’Afrique et du suicide de tous les dieux ». On ressort secoué de cette épopée dans la touffeur d’une Afrique sans dieu, lingchéifié à notre tour par une plume aussi finement aiguisée, par un tel mélange de barbarie et de beauté, par un roman, qui plus est le premier que commet l’auteur, d’une aussi rare puissance.
1. Paul Kawczak, Ténèbre, Chicoutimi, La peuplade, 2020, 320 p.; 25,95 $.
EXTRAITS
Originaire de la province du Guangdong, Xi Xiao était bourreau de formation. À l’époque de notre histoire, un bourreau chinois se devait, en sus de posséder un certain sens de la poésie qui n’aurait pas déplu à certains des poètes symbolistes qui officiaient alors en Belgique et en France, de maîtriser la chirurgie, l’acupuncture et l’art du tatouage.
p. 31
Aux abords de la paillotte de Lemaire, Pierre Claes vit les mains. Sept mains alignées au sol. Fraîchement tranchées. Le sang, les mouches et, pourtant encore, l’odeur de la vie portée par la chaleur de l’après-midi que n’avaient pas encore corrompu une putréfaction inévitable désormais.
p. 64
Au pied de Pierre Claes, la tête de Xi Xiao, arrachée par l’explosion, amoureuse et vivante, les yeux dans la nuit, articulait sans relâche, du bout des lèvres et en silence, ce mot mystérieux, ténèbre.
p. 304